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dimanche 20 décembre 2015

Dans l’homme, tout est bon...

Dans l’homme, tout est bon
(Homo homini porcus)

À nos amis : Laurent Alexandre, Claude Allègre, Jean-Claude Ameisem, Henri Atlan, Jacques
Attali, Robert Badinter, Alain Badiou, Christian Bataille, Alim-Louis Bénabid, Bernard Bigot,
Bruno Bonnel, Gérald Bronner, Pascal Bruckner, Jean-Pierre Chevènement, Vincent Courtillot,
René Frydman, Louis Gallois, Pierre-Benoit Joly, Alain Juppé, Jean de Kervasdoué, Etienne
Klein, Louis Laurent, Anne Lauvergeon, Philippe Marlière, Jean-Luc Mélenchon, Alexandre
Moatti, à la revue Multitudes, à Xavier Niel, Jean Peyrelevade, Jean Therme, Serge Tisseron, à
tous ceux qui luttent pour le Progrès et contre l’obscurantisme catastrophiste et réactionnaire.

« Que voulons-nous ? – TOUT ! »
(sous-titre de Tout, journal de Vive La Révolution)
« Nous chions sur toutes les normes »


(lu sur une banderole du GAG, le Groupe Anarchiste Galactique)

À ceux qui s’étonneraient du langage et de l’origine des exergues surplombant ce discours, je
dirai que les demi-mots sont aussi passés de mode que les demi-saisons et qu’en dernier recours,
c’est l’ennemi qui nous ouvre l’issue de l’impasse que l’on croyait sans faille. Cet ennemi, aussi
risible soit-il, nous sauve à son insu, pour peu que nous sachions le voir. Que nous sachions saisir
au vol ses oracles divagués, ses « mots d’ordre révolutionnaires » et leur restituer leur sens
profond et positif.
Nous vivons une époque intéressante. Il n’est bruit que de catastrophe, d’apocalypse,
d’effondrement. Il est normal qu’une plèbe dépassée cède à la panique et confonde la fin du
monde avec sa fin propre. Comment des êtres nés au fond d’une fosse et y ayant toujours rampé
pourraient se figurer d’autres êtres, d’autres lieux, au-delà du ciel qui leur bouche la vue.
Comment pourraient-ils croire que l’écroulement de leur puits, la noyade et l’enfouissement sous
la boue n’est pas la fin du monde ni celle de l’humanité. Rien ne sert de pleurer sur ce qui fut
consumé depuis deux siècles que les glaces de l’Antarctique archivent le plomb des naviresusines,
des baleiniers, des phoquiers, des cargos du Cap Horn, des mines de charbon et des
industries métallurgiques du Chili, du Pérou, d’Australie et d’Afrique du Sud.
Nul besoin de chercher des coupables parmi les entrepreneurs et les héritiers des dynasties
économiques. Si crime il y a, nous sommes tous coupables. Nous avons tous profité du progrès
comme l’indique le terme d’« anthropocène » élu par les scientifiques pour désigner ce temps où
nous dévorons plus tôt chaque année le revenu de notre capital planétaire et ce capital lui-même.
En revanche, les titans qui par leur audace et leur énergie ont conquis les cimes du ciel et leur
place au soleil ne peuvent s’abandonner aux paniques populaires. Ils doivent, eux qui jouissent
d’une Weltanschauung, d’une vue sur le monde, l’envisager d’un oeil froid et impersonnel, aux
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seules lumières de la raison. Et l’ayant considéré, eux qui sont les seuls à savoir, à vouloir et à
pouvoir tout à la fois, ils doivent prendre les décisions rationnelles et sans retour pour aller de
l’avant comme ils l’ont toujours fait. Le troupeau meuglera comme toujours aussi. Le commun
n’aime que ce qu’il connaît, ses murs resserrés, la cage de ses habitudes, la roue du perpétuel
retour. Si on avait écouté les vieux, nous en serions encore à courir nus dans les forêts et à prier
les arbres et les bêtes. L’arriération pèse de son poids mort contre tout progrès : le feu, la roue, le
chemin de fer, l’énergie nucléaire, l’ingénierie génétique, etc. Il fallut toujours lui faire violence
pour obtenir sa coopération et accéder aux stades supérieurs de l’humanité. Ainsi les paysans
sédentaires repoussèrent les chasseurs nomades vers les fonds de montagnes et de forêts pour
s’emparer des meilleures terres. Les esclaves ont creusé les mines des âges du bronze et du fer
comme ils ont cultivé les domaines de l’Antiquité. Ce sont les pirates marchands, Phéniciens,
Vikings, Conquistadors, qui forcèrent les voies du commerce global et ouvrirent les Indes et les
Amériques à la mise en valeur. Ce sont les propriétaires terriens et les capitaines d’industrie qui
ayant chassé les paysans de la terre enchaînèrent les ouvriers aux machines. En a-t-on entendu
des pleurs, des menaces, des diatribes ! Toute la lyre chrétienne et romantique ! Tout le tambour
anarchiste et socialiste ! Et puis quoi ?... Rien. Ce sont les ouvriers qui ont vaincu leurs prétendus
libérateurs. Il faut être bien essentialiste et bien peu matérialiste pour s’imaginer qu’il existerait
une « dignité humaine » de naissance, intrinsèque et irréductible aux conditions sociales et
pratiques qui façonnent le porteur de cet invincible caractère. La pâte humaine est labile et
malléable à souhait. Elle s’adapte jusque dans les camps d’extermination. On la modèle. On la
forme, déforme, réforme. On en fait ce qu’il faut, quitte à modifier le matériau lui-même. C’est la
tâche des ingénieurs des hommes. La sélection fait son oeuvre. Ayant lâché toute espérance, les
ouvriers survivant au choc initial se firent très bien à l’usine et au mode de vie industriel. Comme
s’ils n’avaient rien connu d’autre – et de fait le souvenir des vies antérieures mourut de leur
mémoire. Aussi vite qu’était morte la mémoire des sauvages, des esclaves et des paysans. Ils
devinrent en quelques générations d’avides convives au festin de la nature, mordant à pleine
gueule le gâteau servi par la société de consommation et ne bataillant que pour arracher de plus
grosses bouchées.
Ce sont les technocrates, enfin, à l’ère technologique du capitalisme planétaire unifié, qui
construisent la machine à tout faire, évinçant l’humain de sa propre reproduction après l’avoir
évincé de toute production. Eh quoi ! La paresse n’est-elle plus le moteur du progrès ? Tout le
sens de l’histoire n’était-il pas d’aboutir à la toute-puissance ? À l’état d’heureux et génial
fainéant servi par les machines et doté d’une rente perpétuelle ? Devons-nous pleurer d’atteindre
aux fins de l’homme ? Fi des jérémiades judéo-chrétiennes, de la rédemption par la souffrance et
le travail, de la moraline de l’effort et du devoir – au nom de quelle transcendance, je vous prie ?
De quelle nostalgie rance et réactionnaire ? Comme le disent les « anarchistes galactiques »,
nous qui désirons sans fin, nous n’avons que des droits et nous les avons tous. L’activité
humaine ayant réalisé l’utopie de l’abondance et de l’oisiveté assistée par ordinateur se livrera
tout entière à la création et à l’invention de désirs nouveaux. L’émancipation est une galaxie en
expansion accélérée, illimitée. Elle s’impose à la vitesse des accélérations technologiques qu’elle
inspire et qui la réalisent en retour. Les obscurantistes peuvent bien s’opposer au progrès, ils ne
peuvent l’arrêter quand le fait accompli bouleverse sans phrase l’ordre établi, abolissant du même
coup les normes oppressives et les possibilités d’opposition. Eux-mêmes, alors, doivent changer
ou disparaître. Nous serons bientôt des machines à vivre supérieures, intégrées à la machine
universelle, au fonctionnement optimal et perpétuel, et dotées de ces pouvoirs que les religions
attribuaient aux dieux. Il nous faut cependant, franchir d’abord le dur détroit des circonstances.
Chacun sait que nous traversons une crise sans qu’il soit besoin d’alourdir le propos par des
citations et des chiffres qui donnent du poids à l’auteur et de l’ennui au lecteur. Chacun sait aussi
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qu’une crise est un moment de tri entre ce qui paraît et ce qui disparaît. Un moment
d’exubérance, de chances multiples, contradictoires, parallèles, divergentes, convergentes, une
explosion de possibles plus excitants les uns que les autres, mais bien sûr, il faut que l’ancien
disparaisse pour qu’apparaisse le nouveau.
Nous avons mangé la forêt, et alors ? Il faut bien vivre. Nourrir les chasseurs, les paysans, les
machines à vapeur, les cyborgs. Il faut bien mettre les gens quelque part. Nous serons 9 milliards
en 2050 – ne cédons pas au catastrophisme. L’anthropocène commence il y a 800 000 ans avec la
maîtrise du feu, il y a 8000 ans avec la mise en culture de l’Europe et de l’Asie mineure, il y a
5000 ans avec le méthane résiduel des rizières chinoises. Il y a 3400 ans avec les mines de
cinabre vermillon des Chavins et des Incas dont les traces de mercure affleurent aujourd’hui les
lacs péruviens. Il commence à la même époque chez nos ancêtres gaulois, avec l’exploitation
proto-industrielle des puits à saumure de Lorraine et l’abattage des chênes, des hêtres, des
noisetiers et jusqu’aux buissons qui servaient à chauffer la saumure pour en extraire le sel. Un
produit rare et coûteux, nécessaire à l’alimentation du bétail et à la conservation des vivres qui fit
la fortune de l’aristocratie locale.
Nous avons mangé la forêt ; du boeuf, du soja, de l’huile de palme, du caoutchouc, du bois de
construction ; Bornéo, l’Amazone, le Congo, le Cambodge, le Mékong, et nous en avons tous
croqué. Elle a nourri la croissance et toutes les bouches du monde en voie de prolifération.
Fallait-il la réserver à quelques poignées de nudistes, amateurs de viande de brousse, de pécaris et
de fourmiliers, pilleurs de miel et de fruits sauvages ?
Les sauvages voulaient ce que nous avons – et c’est pour cela que nous l’avons. Ils n’ont pas la
nostalgie de la boue. Ils ne veulent pas revenir à la nature comme le prêchent les geignards
primitivistes qui rêvent de nous faire marcher à quatre pattes. Ils veulent ce que nous voulons,
tout le confort d’un habitat-machine automatisé, sous la voûte d’une cité globale.
Cela se dit depuis longtemps déjà au sein des élites bioniques, l’épuisement des milieux exploités
et le chaos climatique nous ouvrent des perspectives comme nous n’en avions pas connu depuis
les Grandes Découvertes. Colonisation des océans qui couvrent les trois quarts du globe, de
l’Australie, de l’Antarctique, de la Sibérie, du Groenland, du Nord Canada, de l’Alaska, de
l’Amazonie et du Congo, ouverture d’une voie de navigation arctique, destruction de centaines de
cités industrielles, telle Détroit, et construction de milliers d’écocités à énergie positive,
climatisées grâce aux rejets de chaleur des centres de mégadonnées, comme au Val d’Europe,
près de Paris. Le mythe de l’épuisement des ressources fossiles est le meilleur stimulant à la
prospection. Le Pacifique, la Méditerranée, l’Egypte, Israël, le Liban, les deux pôles, le
Mozambique, la Tanzanie, l’Irak, l’Afghanistan, la Mongolie, la Bolivie regorgent d’eldorados
gaziers, pétroliers, minéraliers. Les découvertes de gisements gigantesques se multiplient, à
l’exploitation toujours plus rentable quelles que soient ses conditions extrêmes : miracle de la
pénurie et du génie technologique.
Jean-Luc Mélenchon et les dirigeants de la gauche progressiste ont raison. Nos abysses restent à
explorer. Nous ne connaissons pas le dixième des grands fonds, aux épais tapis de cuivre, de zinc,
d’or, d’argent, de manganèse, hauts de dizaines de mètres. Sans compter les trésors de terres
rares, de lithium, d’uranium, de cobalt, de platine, de nickel, de sélénium, de molybdène, de
tellure, de bismuth, de baryum, d’iridium, de lanthane, de cérium, d’yttrium qui s’amassent
autour des fumoirs. Au bord des failles tectoniques où l’eau s’engouffre jusqu’aux poches de lave
pour s’y charger de particules métalliques, avant de rejaillir en panaches brûlants, des millénaires
durant.
L’océan est de plus en plus acide ? Coraux et planctons sont rongés ? Qu’importe, les continents
de plastique et les myriades de particules qui s’étalent à sa surface permettent aux microorganismes
de prospérer au soleil, grâce à une photosynthèse accrue ; une digestion stimulée de
CO2 atmosphérique.
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Salut Vieil Océan, nous avons mangé la forêt et maintenant c’est ton tour. Les poissons, c’est
bientôt fait. Idem coquillages et crustacés. Algues et plancton sont au menu. Vieil Océan, vaste et
vierge, tu seras notre première sortie de la Terre. Nous créerons des bulles dans tes profondeurs, à
l’abri des nuisances et des excès de température. Nous y trouverons notre provende et de
l’oxygène à profusion, qu’il suffira d’extraire. Nous aurons des centaines d’années devant nous
pour y mettre au point la fusion nucléaire, propre, efficace, bon marché, afin d’alimenter nos
vaisseaux interstellaires. Certes, à un centième de la vitesse de la lumière, il faudrait encore un
millier d’années pour atteindre les étoiles les plus proches, mais le génie génétique allongera nos
durées de vie après avoir fait de nous des hommes-poissons, des siréniens amphibies – qu’y a-t-il
d’impossible à la génétique ?
La légende du « stress hydrique » entraîne la création d’un marché de l’eau global, nécessaire à
une saine gestion de la ressource, régulation et valorisation. Nous exporterons l’eau douce par
canalisations sous-marines, des Bouches du Rhône vers la Catalogne, du Midi vers l’Algérie.
Nous détournerons le Yangtsé pour approvisionner les cultures, les villes et les usines chinoises.
Nous retournerons l’Ob, l’Yrtych, l’Ienisseï, la Lena pour abreuver les zones populeuses d’Asie
centrale, plutôt que les déserts de Sibérie. Qu’importe l’assèchement des fleuves alors que nous
disposons de la fonte des banquises, de 500 000 km3 de réserves d’eau douce sous les fonds
marins et d’aquifères cent fois supérieurs aux pluies annuelles sous le continent africain. Sans
compter les 16 000 usines de dessalement déjà à l’oeuvre dans 150 pays qui nous offrent la mer à
boire. Nous te boirons, Vieil Océan. Chaque destruction, chaque épuisement prétendu, nous
découvre de nouvelles ressources, de nouveaux marchés, de nouveaux jaillissements de
croissance.
La prétendue crise des sols est une aubaine pour les campagnes arriérées. Madagascar, le Soudan,
l’Ethiopie, le Congo, les Philippines, l’Indonésie, le Laos vendent et louent des millions
d’hectares au Japon, à la Chine, à la Corée, à l’Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis. Les
agro-industriels suisses, allemands, français investissent la Roumanie et l’ex-Allemagne de l’Est.
En Ukraine et en Hongrie, ce sont les entrepreneurs des villes qui fondent de grands domaines,
modernisent l’agriculture et l’orientent vers des productions rentables : Ethanol et agrocarburants,
hévéas, canne à sucre, huile de palme, fleurs coupées, etc. La plupart des paysans sont avides de
vendre, d’avoir un emploi sur le domaine ou de partir vers les Zones Economiques Spéciales. Ce
qu’ils veulent, c’est une machine à habiter, avec une boîte à images qui bougent, l’eau chaude et
l’électricité ; et non pas une tanière puante où patauger toute leur vie dans le fumier et la boue des
rizières. Nous n’avons pas le choix. L’économie a besoin d’usines, d’autoroutes, de centres
commerciaux, de déchets, de tourisme, de parkings, de barrages, de centrales nucléaires, de lignes
électriques et ferroviaires, de stades, de golfs, de résidences secondaires et non pas de pléthores
populeuses grattant leurs parcelles en famille, avec trois vaches et dix canards. Ils se font très
bien à la ville. Ils ne reviennent jamais à la campagne. En Afrique, dans les bidonvilles, ils
cultivent des légumes dans des sacs de terre. En Chine où l’on rase les tumulus funéraires pour
gagner des sols, ils aménagent caves et balcons en potagers. C’est ingénieux, et ainsi , comme
Candide et ses compagnons, éloignent-ils d’eux les trois grands maux de l’ennui, du vice, et du
besoin. Quant aux agitations, en Inde, au Brésil, aux Philippines, nous avons des méthodes de
traitement. Trois paillotes brûlées, un tas de corps boueux, un meneur scié entre deux planches, et
place au tracteur. De toute façon, aucune jacquerie n’a jamais fait reculer la roue de l’Histoire ; et
moins que jamais, aujourd’hui qu’il n’y a plus de jacques.
Le monde s’urbanise, les villes verdissent. Nous lançons des cités flottantes, des villes
amphibies bâties sur des pontons, des polders, des îles artificielles, aux Pays-Bas, en Corée, au
Japon, en Chine, au Brésil et dans les émirats. Des villes en vase clos, automatisées et
climatisées. Nous édifions des Babylones vertigineuses, enchevêtrées de jardins suspendus, de
toits et de terrasses végétalisés où prolifèrent les petits oiseaux si chers aux coeurs des
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animalistes. Des monades urbaines, verts gratte-ciel de 50 étages pour nourrir 50 000 personnes.
Tours maraîchères et d’élevage, où produire fruits et légumes, poules et poissons, veaux, vaches,
cochons, crevettes. Des fermes verticales plus économes en eau et en énergie fossile que les
fermes de plein air, et pourvoyeuses de nourriture fraîche. Qu’y a-t-il d’impossible à
l’agronomie ? Ici, nous récoltons des tomates à la tonne, même en hiver, sous des bulles de verre
chauffées, aseptisées et gérées par ordinateur. Les fruits plongent leurs pieds dans des cubes de
laine de roche, fournis en eau et nutriments par l’ordinateur qui régule la chaleur et l’hygrométrie.
Nous cultivons hors substrat, simplement suspendues sur des grilles, des semences aux fertilités
centuplées, grâce aux nutriments vaporisés sur les plantes. Voyez Akademia, la nouvelle ville
verte de 350 000 habitants, aux tours de 400 mètres dans les forêts de l’Oural. Voyez Masdar,
Dubaï, Durrat Al-Bahrain et les dizaines de nouvelles cités qui hérissent la Péninsule d’Arabie.
Qu’importe la fonte des neiges dans les Alpes, ici, on skie sous dôme et sur neige artificielle.
L’eau peut monter et les sols sombrer. Nous avons déjà embarqué les espèces à bord de nos
arches insubmersibles. Toutes les semences de plantes, de bêtes et d’hommes dans nos banques
réfrigérées, blindées, cachées, retranchées, aux Spitzberg et autre Kamtchatka. Nous avons les 3
millions de variétés, les 100 000 sortes de riz, les 200 000 graines de froment, 80 000 de maïs.
Nous avons les 14 000 légumes et les 4000 pommes de terre. Nos trésors génétiques, amassés et
gardés par les Etats, les fondations, Rockefeller, Bill et Melinda Gates, par Syngenta, la société
mondiale des semences, par le Fonds mondial pour la diversité des cultures, les organismes
publics et les entreprises privées. Nous avons tout pris, tout prévu. Nous sommes prêts à l’action
contre les catastrophistes et les prophètes de malheur qui répandent de faux bruits et tentent de
semer la panique parmi les numéros.
La pollution atmosphérique suscite un marché de l’air : séjours en altitude, dômes antipollution,
masques purificateurs équipés de filtres à particules, bouteilles et masque à oxygène. Qu’importe
la hausse de 7 mètres des océans et celle de 5° de la température, d’ici 2100, qu’importe le
naufrage de Nauru, Tuvalu, des Kiribati, Maldives et autres micronésies, l’emballement des
tempêtes, des ouragans, des sécheresses, des canicules, notre conquête du monde ne fait que
commencer et il nous reste 4 milliards d’années pour faire celle de l’Univers.
Mais le plus riche filon en termes d’avenir et de retour sur investissement, c’est celui de
l’extraction et de la transformation de matière grise. Autrement dit l’économie cognitive de la
technocratie. Évaluations et solutions, réhabilitations éparses et partielles, conception de
nouveaux modes de vie et de néo-milieux, adaptations et modifications de populations,
recyclages, transitions, alternatives, etc. Nous avons tout compté, pesé, mesuré. La prise directe
(eau, nourriture, bois, etc.), la régulation (stockage du carbone, filtrage des eaux, fixation de
l’érosion), les loisirs, la santé, etc. Nous savons le coût et le prix de chaque fourmi. Nous savons
qu’en comptant la pêche, le tourisme, le traitement des eaux, la protection côtière, les massifs
coralliens nous rapportent 5 à 10 000 euros par hectare et par an ; des milliers d’hectares, des
milliards d’euros. Nous connaissons le prix moyen d’un hectare d’eaux et forêts - 970 euros - y
compris le bois (90 €), la qualité de l’eau (90 €), les services récréatifs (200 €), la fixation et le
stockage du carbone (500 €). C’est facile, il suffit de demander aux numéros combien ils sont
prêts à payer, en transports et en droit d’accès, pour se promener dans les bois. Il faut payer
pour tout, la gratuité incite au gaspillage. Nous connaissons le prix du Congo : 160 millions de
dollars pour l’exportation du bois - un milliard pour l’usage local en combustible, un autre
milliard pour la viande de brousse que mangent les locaux, 500 millions pour le rôle de digue
contre les inondations que joue la forêt et encore 500 millions de rente pour nos élites locales.
Total : trois milliards de dollars par an pour sauver l’autre « poumon de la planète ». Exorbitant.
Mieux vaut laisser le marché de l’air réguler production et consommation. Nous savons qu’il
faudra payer 150 milliards d’euros par an la main d’oeuvre et les machines qui feront à la place
des abeilles le travail de pollinisation, comme aujourd’hui en Chine. Et alors ?... Ce sont des
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emplois verts, de la croissance verte, du capitalisme vert, un green New Deal, les syndicats nous
applaudiront. Les chômeurs et les exclus retrouveront leur estime de soi, ils seront provisoirement
utiles. Nous savons qu’en 2050, la perte de biodiversité nous coûtera 14 000 milliards d’euros par
an, 7 % du produit mondial brut. Un coût marginal, de simples externalités à côté de ce que nous
rapporteront les taxes et les crédits carbones, les permis de polluer et de détruire. Quand il faut
lâcher du gaz, on lâche, et l’on paye les droits pour lutter contre le réchauffement climatique.
Cela fait longtemps qu’aux Etats-Unis, la philophysique, les bonnes oeuvres en faveur de la
nature, constitue un secteur économique et financier. Quand il faut raser, on rase, et l’on achète
des unités de biodiversité équivalentes à celles détruites, auprès des banques de compensation.
Voyez ces plantations de tournesols à Tchernobyl et Fukushima pour absorber le césium des
terres radioactives, la reconstitution du coussoul, le vieux sol de la Crau, au domaine du Cossure.
Des ingénieurs, des machines, des millions d’euros. Une prouesse d’ingénierie écologique. Mais
qu’y a-t-il d’impossible à l’ingénierie écologique ? Elle peut lâcher des myriades de fourmis
granivores dans la même plaine de la Crau pour y boulotter les fuites noires des raffineries de
Fos, recycler par les plantes l’arsenic des mines d’or, lâcher des bactéries génétiquement
modifiées pour digérer le mercure, le chrome, le cadmium, les PCB, les récoltes de tournesols
radioactifs, et transformer les flaques noires en eau et dioxyde de carbone. Elle peut dépolluer,
restaurer les forêts du Brésil dévastées par l’industrie minière, reboiser les savanes du Niger,
recréer les marais d’Irak, les coraux d’Antigua-et-Barbuda, les tourbières des Ardennes, ramasser
les centaines de tonnes de ferrailles abandonnées depuis des lustres aux îles Eparses. Elle peut
redessiner les sites, drainer les pluies, verser des tonnes de compost, planter des mousses, des
herbes, des arbres. Il n’y a pas de terres mortes, seulement des sites plus difficiles, plus longs,
plus chers à raviver, ce n’est qu’une question de coûts et profits.
Le prétendu épuisement des matières premières est une légende catastrophiste et réactionnaire,
née d’une application bornée du principe d’entropie par l’économiste Georgescu-Roegen. En
réalité, il faut s’en tenir à Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Il
n’y a pas de déchet ultime et nos matières dernières sont aussi nos matières premières,
suivant un cycle immortel. Nous transformerons la fumée en pétrole et les déchets radioactifs en
uranium. Il suffit de savoir les traiter, mais qu’y a-t-il d’impossible aux ingénieurs et
entrepreneurs de l’économie circulaire et de l’écologie industrielle ? Nos ordures valent de
l’or ! Nous en produisons 5 milliards de tonnes par an, dans le monde, qu’il ne tient qu’à nous de
valoriser. Entre 1900 et 2000, le prix des matières premières a été divisé par 2. Entre 2000 et
2013, il a été multiplié par 3 ! Nos villes recèlent des gisements plus riches que les plus riches
mines d’Afrique du Sud. La concentration de métaux précieux dans nos mines urbaines est 40 à
50 fois plus élevée que celle des filons naturels. Nos décharges contiennent plus de cuivre que les
sous-sols. Le XXe siècle a multiplié par 27 l’extraction des minerais et minéraux qui gisent
désormais dans nos bâtiments (cuivre, acier), nos avions (aluminium, rhénium, béryllium), nos
éoliennes (terres rares), nos écrans LCD (iridium). Nos usines extraient des centaines de tonnes
d’or, des milliers d’argent et de cuivre de nos vieux portables et ordinateurs, du rhodium, du
palladium, de l’aluminium, du lithium – plus qu’il n’en reste dans les mines de Chine et du Chiliet
encore une vingtaine d’autres métaux.
Nous recyclons tout : le papier, les métaux ferreux, les plastiques – L’Europe possède un
gisement d’un milliard de barils de pétrole dans ses réserves de matières plastiques !- les huiles et
les eaux usées – excellente alternative au dessalement dans les pays assoiffés.
Tous les pétroles d’Arabie peuvent bien brûler ! Nous produisons du méthane, des carburants, de
l’électricité grâce aux déchets végétaux, des puits inépuisables pour nourrir notre avidité
énergétique. Nos poubelles sont nos réservoirs. Nous nous chauffons, nous éclairons, roulons,
avec le rebut de nos jardins, de nos cuisines et salles de bains (épluchures, essuie-tout, mouchoirs,
etc.). Entre sa naissance et l’apprentissage de la propreté, vers 2 ans et demi, un enfant consomme
4 à 5000 couches : imaginez l’énergie produite chaque année, à partir de ces 600 000 tonnes de
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matières premières ! À Londres, les fish and chips alimentent une centrale électrique. Dans les
Landes, une usine utilise une torche à plasma pour produire 12 mégawatts d’électricité – soit la
consommation d’une ville de 50 000 habitants- et valorise ainsi de banals résidus industriels :
palettes, cartons, plastiques, contreplaqués. San Francisco recycle 80 % de ses déchets, issus de
tous les secteurs (Administration, services, hôtels, BTP). Le recyclage et le compostage sont
obligatoires pour les particuliers. Les brigades vertes contrôlent les poubelles et des amendes de
100 à 1000 dollars punissent les contrevenants. À Kalundborg, au Danemark, les patrons d’usine
ont trouvé la pierre philosophale pour changer l’ordure en or : les déchets de l’un produisent
l’énergie de l’autre. L’eau est réutilisée jusqu’à quatre fois ! Les matériaux irrécupérables et la
vapeur récupérée fournissent énergie et chauffage. Les boues fertilisent les terres alentour,
comme le riche compost de San Francisco qui nourrit les vignes de Napa Valley et fixe le
carbone dans le sol.
Les bateaux eux-mêmes peuvent transformer leurs déchets en combustibles. Les poissons
impropres à vente fournissant une huile apte à faire tourner les moteurs des bateaux de pêche. Les
déchets de cuisine méthanisés produisant du biogaz sur les paquebots.
Nos chimistes changent la merde en or ! Ils produisent de l’électricité avec notre lisier, ils en
font de l’eau potable et des engrais, ils extraient l’azote et le phosphore de notre urine et de nos
fèces comme Victor Hugo l’avait annoncé dans Les Misérables ! Peu importe les préjugés, nous
avons accoutumé les numéros à manger de la merde, demain, nous leur ferons manger leur merde
– retraitée bien sûr, enrichie et conditionnée. Si l’on est ce qu’on mange, dans l’homme comme
dans la merde, tout est bon. Nous devons boucler la boucle afin que la matière fécale des numéros
devienne leur matière énergétique et optimiser ainsi l’économie circulaire.
Nous employons également les déchets dans le BTP – ainsi ces rebuts radioactifs qui servent aux
remblais des voies ferrées et des autoroutes. Nous employons les déchets du BTP à
l’aménagement du territoire. Voyez ces milliers de collines en Seine et Marne, hautes d’une
vingtaine de mètres, dépôts de béton, de ciment, de bitume, de terre et de gravats, couverts de
buissons et d’herbe rude, semblables aux tells et tumulus de Mésopotamie.
Les numéros ne sont pas si bêtes ; avec leur espèce d’instinct de fouille et de cueillette, ils ont
saisi le profit qu’ils pouvaient tirer des ordures et déchets. À la Réunion, les plus pauvres,
chômeurs et retraités, glanent leur pâtée dans le jus de merde d’un dépotoir. À Hambourg, ils
disputent la collecte des verres consignés aux services officiels. En Inde, en Chine, en Afrique,
des faubourgs entiers, des dizaines de milliers de décortiqueurs démontent les 65 millions de
tonnes de déchets électriques et électroniques produits annuellement dans le monde et en
revendent les composants (métaux lourds, plomb, mercure, cadmium, arsenic) aux fabricants de
jouets et d’électroménager. Du point de vue économique, mieux vaut mettre sur le marché des
produits jetables, irréparables par les usagers et générer ainsi un nouveau cycle fabrication –
consommation, plutôt que de laisser des objets indestructibles porter atteinte à la croissance et au
moral des ménages.
À Salaise, dans l’Isère, l’usine Tredi importe des milliers de tonnes de toxiques par an,
d’Ukraine, d’Australie, de Côte d’Ivoire et en fait un excellent compost, épandu dans les champs
alentour. En Castille, Villar de Canas se bat pour obtenir l’implantation d’un centre de stockage
des déchets nucléaires et les emplois qui vont avec. Nous recyclons, nous créons de la valeur et
de l’emploi : nul ne peut dire que nous manquons de conscience écologique et sociale. C’est
provisoire, bien sûr, même au tarif indien (entre un et deux euros par jour), les recycleurs ne
seront pas longtemps compétitifs face aux robots trieurs et aux séparateurs optiques, mais ça
dépanne en attendant leur introduction.
Si les troubles écologiques provoquent des guerres, ces guerres résolvent les troubles
écologiques. Élimination des populations surnuméraires, disparition des sociétés inadaptées,
percées technologiques. Le progrès flamboie en temps de crise, guerres et catastrophes, tout
l’effort va aux sciences et technologies qui explosent en feux d’artifices. Du pire sort le meilleur.
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Ainsi, nous capterons le méthane et le carbone du pergélisol, l’acide et le plastique des océans
comme le font déjà les bactéries qui dévorent les marées noires dans le Golfe du Mexique, et
nous les ramènerons à leur état d’hydrocarbures. Qu’y a-t-il d’impossible à la géoingénierie ? Les
Chinois déclenchent déjà pluies et neiges avec des décharges d’iodure d’argent dans les nuages
pour lutter contre les sécheresses. Nous dirigerons notre système climatique, consciemment et
scientifiquement, en pulvérisant des mégatonnes de souffre dans le ciel, nous blanchirons les
nuages à l’eau de mer, nous sèmerons les océans de poussière de fer et nous planterons les terres
d’arbres artificiels pour capter le gaz de carbone, nous lancerons d’immenses miroirs dans
l’espace pour repousser une partie du rayonnement solaire et nous déplacerons la Terre de son
orbite pour l’éloigner du brasier.
Si la croyance en l’épuisement des ressources naturelles relève surtout du fantasme, de
perceptions subjectives et limitées, nous devons cependant profiter du choc émotionnel de foules
éperdues pour imposer les desseins de longue date que l’évolution historique exigeait tôt ou tard.
Chacun aujourd’hui comprend la nécessité pour le bien collectif d’instaurer l’état d’urgence
écologique et civique. Nous devons donner force de loi aux bonnes pratiques (frugalité, partage,
recyclage), répartir l’énergie et les calories, de façon centralisée, en fonction de l’intérêt général
et introduire une carte de vie afin de lutter contre la fraude, la contrebande et le marché noir. Il
faut évidemment allouer le maximum de ressources à l’élite technocratique, seule à même
d’assurer la transition de l’espèce vers Homo superus mechanicus. Concentrer les moyens sur
l’appareil scientifique. Les numéros veulent bien faire, la plupart nous soutiendront. Les numéros
savent qu’ils ne sont que des numéros et qu’ils n’y peuvent rien. Ils savent qu’ils sont là pour
subir et disparaître. Ils ne souhaitent qu’une chose, c’est qu’on ne les fasse pas souffrir- et après
eux le déluge. Ils veulent juste qu’on ne les force pas à voir la mort en face, qu’on ne les force
pas à penser, qu’on les laisse juste s’oublier dans l’instant, dans la routine de leur sous-vie
quotidienne, dans les mirages de leurs paradis artificiels et de leurs réalités virtuelles. Qu’ils nous
soutiennent ou non, peu importe. Nous avons leurs numéros d’identité, leurs empreintes digitales
et génétiques, leurs identités biométriques, vocales, faciales, oculaires, de silhouettes et d’allures.
Nous avons leur profil et leur portrait-robot. Nous avons leurs centaines de numéros dans nos
centaines de fichiers, administratifs et commerciaux, leurs adresses postales et numériques, leurs
numéros de téléphones. Nous les prévoyons avec nos algorithmes et nos mégadonnées. Nous
savons à quoi ils pensent et ce qu’ils pensent : c’est nous qui en décidons. Nous lisons leurs
pensées, nous effaçons leurs souvenirs, nous les modifions, nous les créons. Nous savons ce
qu’ils font et ce qu’ils vont faire et nous en décidons aussi. Nous commandons leurs
comportements en fonction des intérêts supérieurs qui sont nos intérêts. Nous les voyons avec nos
myriades de caméras et nos logiciels de reconnaissance. Nous les écoutons avec nos capteurs et
nos connexions. Nous les pilotons avec nos implants et nos molécules. Nous les supprimons avec
nos armes spéciales et d’extermination massive. La destruction de leur sûreté ne peut que susciter
un marché de notre sécurité, d’autant plus fructueux que nous les faisons payer pour leur propre
contrainte. C’est nous qui levons les impôts et qui décidons des crédits de recherche. Nous
n’aurons guère à utiliser les moyens coercitifs que nous donnent la loi, la force armée et les
technologies développées dans les dernières décennies. Ce sera, en revanche, l’occasion de les
stimuler afin d’accomplir notre Manifest Destiny, ce rêve de toute-puissance dont témoignent les
mythes de Prométhée et du serpent d’Eden.
Qu’importe d’ailleurs l’éventuel épuisement des matières premières si nous faisons toujours plus
avec toujours moins ? Voire, si de rien nous faisions tout - ex nihilo totus - et que nous vivions
de vie immatérielle, affranchie de tout substrat ? Qu’y a-t-il d’impossible à la science ? Savoir,
c’est pouvoir. Le but de la science, c’est la puissance. Le but de la toute-science, c’est la
toute-puissance. Les seules limites réelles sont celles que nous imaginons. Tout ce qui est
imaginable sera réalisé. La convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de
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l’informatique et des sciences cognitives nous offre une corne d’abondance illimitée avec la
possibilité de décomposer la matière au niveau atomique et de la recomposer à notre guise pour
former de nouveaux matériaux plus légers, plus résistants, plus souples. Nos « fab labs », nos
fabuleux laboratoires d’intérieur, nous fabriqueront bientôt à volonté objets et aliments. La
biologie de synthèse domestique les bactéries afin de produire carburants et nourriture. La
prétendue crise des énergies fossiles ouvre de nouveaux marchés. L’or vert, c’est la biomasse,
toute cette verdure planétaire qu’on peut transformer en gaz et carburants. Nous produirons des
mégamasses de microalgues génétiquement modifiées, plus riches en lipides et prolifiques, dans
nos raffineries et bioréacteurs. Nous allons vendre du vent, des vagues, du magma ; de l’éolien,
de l’hydrolien, de la géothermie. La fusion, après la fission, génère bientôt une sur-énergie
nucléaire sans rejet de carbone. Les petits hommes verts aux mentalités d’esclaves qui répandent
la peur des ondes, des rayons, des fuites, des explosions en seront pour leurs prophéties de
malheur. Ils voudraient nous ôter le goût du risque, de la vie, de l’aventure, nous ligoter dans leur
abject principe d’épouvante. On ne peut qu’applaudir cette figure du GAG, quand elle les renvoie
à la déchéance de leurs passions tristes : « La neutronique n’est ni de droite ni de gauche : elle est
d’avenir. L’électronucléaire est l’énergie la plus sûre, la moins sale, la moins coûteuse, la plus
discrète dans le paysage. » Elle est, comme le dit le physicien James Lovelock, « la seule énergie
écologique. »
De fait, les centrales et les capteurs solaires accroissent chaque année leurs rendements et
l’industrie minière planifie déjà l’exploitation de la lune et des astéroïdes. L’avion-fusée ouvre
l’ère du tourisme spatial. Les satellites tournent bientôt en orbite avec leurs laboratoires et leurs
salles de production. Les pôles lunaires recèlent d’abondantes réserves d’eau glacée. L’eau
servira à la production d’oxygène, qu’on pourra aussi extraire de la croûte lunaire, avec la silice
et le calcium pour fabriquer verre, céramique, aluminium et fer nécessaires aux structures, et
encore le titane, le chrome, l’hélium qui provoqueront les ruées vers l’or du prochain siècle. La
NASA a fixé l’objectif Mars pour 2035. Nous couvrirons son désert de bases rouges, étanches à
ses froidures et à ses rayonnements. Il s’y cache des mers de glace, de même qu’un océan baigne
les rives d’Europe, une lune de Jupiter. Qu’y a-t-il d’impossible au génie planétaire ? Nous en
ferons des Terres vierges et viables. Nous habiterons les amas flottant dans l’atmosphère de
Vénus et les grottes des astéroïdes. Nous coloniserons les corps du système solaire avant de
gagner les milliers d’exoplanètes que le sort nous a données en partage ! Le voyage continue. Le
ciel est à nous. En avant, camarades pilotes, droit vers le soleil ! Nous volons vers une
croissance infinie dans un monde infini. Bien sûr, ce ne sera possible qu’à l’infime élite
d’homo superus qui aura pu quitter la Terre. Un million peut-être, pour quelques milliards de
culs-terreux embourbés au sol natal, qui déclineront avant de s’éteindre. Mais ceux-là seront les
garants de l’expansion de l’espèce et de la poursuite de son épopée sidérale. Les forts tuent, les
faibles meurent : das ist.
Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie du jardin terrestre, comme on peut regretter
la douceur des soirs d’été, la splendeur des moissons, le charme des chaumières. Mais quoi ? Il
n’y a pas de projet qui vaille en dehors des réalités !
Contre les misanthropes et les malthusiens, nous devons en revenir au principe de l’économie
énoncé voici quatre siècles par Jean Bodin : il n’est de richesses que d’hommes. Plus il y en a,
plus ils rapportent. Nous étions 500 000, voici 40 000 ans, à l’âge d’or et d’abondance, et il
fallait un territoire de 10 à 25 km carrés par bouche à nourrir. À votre avis, où sont passés les
ours, les bisons, les aurochs et les moissons vif-argent qui scintillaient les rivières ? La famine
frappait le groupe au-delà de 25 à 50 chasseurs-cueilleurs. De un milliard en 1800, à l’aube de
l’âge industriel, nous sommes passés à plus de sept aujourd’hui, à 11 milliards d’ici la fin du
siècle, et notre consommation n’a fait que se multiplier plus vite que la population.
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L’homme est le plus utile des animaux. Celui qui nous profite le plus. Il est esclave, serf, putain,
salarié. On le vend, on l’achète, on le mange et il en est fier. Il croit qu’on honore sa valeur et il
crie joyeusement « voilà votre viande qui arrive ». On se régale. Il est chair à boucherie, à
couteau, à charrue, chair à bite. On le débite en morceaux et il s’attendrit de ses propres dons de
sang, de lait, de moelle, de semences, de reins, de coeur. C’est la communion ! Le communisme
des fluides et des organes ! Nos prêtres, nos savants, nos sages encouragent ces croyances. Ces
dons, naturellement, aboutissent sur le marché, après transformation dans nos laboratoires, mais à
quoi bon tarir la filière, raréfier le minerai, gâter la viande de toxines d’effroi et d’hostilité ?
Depuis le temps que nous exploitons le cheptel humain, nous avons appris quelques techniques
d’élevage. On sait bien qu’on le tue à la fin, mais sa mort est l’aboutissement et non pas le but.
En attendant, nous devons collaborer avec lui à la production et au service. Aussi avons-nous
élaboré un contrat autour du triptyque défini par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai
sur le don (1923-1924) : donner, recevoir, rendre. L’humain nous donne sa force, sa vie, son
corps et en échange nous le traitons bien et nous reconnaissons notre dette – dans la mesure du
possible bien sûr. Nous ne le faisons pas souffrir, à moins d’en avoir envie ou que cela soit
nécessaire.
Contrairement aux lubies des idéalistes et des songe-creux, l’homme est fait pour l’économie, et
non pas l’économie pour l’homme. Un marché en perpétuelle expansion grâce aux progrès de
l’anthropotechnie ! Plus de naissances égale plus de croissance. Les budgets sont en perpétuel
envol. Dépenses pré-natales, achats et choix des semences (pour les stériles), frais de gestation et
de délivrance, frais d’élevage et d’entretien à la charge des parents et de l’Etat jusqu’à l’âge
adulte. En France, on atteint les 400 000 euros par tête autour de la majorité. Aux Etats-Unis,
chaque nouveau-né, tel Gargantua, consomme au cours de sa vie :
730 tonnes de pierres, sable et gravier
500 000 litres d’eau
310 000 litres de pétrole
266 tonnes de charbon
161 000 mètres cubes de gaz naturel
30,7 tonnes de métaux et minerais divers
29,7 tonnes de ciment
12,9 tonnes de sel
9 tonnes de phosphate
8,7 tonnes d’argile
2,6 tonnes de minerai d’aluminium
594 kilos de cuivre
421 kilos de plomb
304 kilos de zinc
49 grammes d’or
Mesure-t-on la création de valeur ? L’accroissement du PIB ? Le nombre d’entreprises,
d’emplois, de constructions, d’équipements et d’infrastructures, d’industries et de services que
génère en cascade pareille demande ? Et pour un seul Américain. Multipliez-le par 400 millions.
Par 11 milliards. Je vous passe l’air, la terre et leurs produits dérivés. Onze planètes seraient
nécessaires aux besoins d’une humanité ayant adopté l’American way of life. Or nous sommes
tous américains derrière nos masques africains, japonais, hexagons. Nous partageons tous
l’esprit d’aventure, le progrès technologique, le génie surhumain qui ont terrassé la malédiction
malthusienne, ce misérable mépris de la science et de l’espèce humaine. La prétendue « loi de
population » ne vaut que pour les bêtes et les plantes, en dehors de toute intervention scientifique,
mais qu’y a-t-il d’impossible à Super Sapiens ? Nous voulons nos onze planètes, l’usufruit de
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onze planètes, ou plus encore, et nous l’aurons ! N’en déplaise aux prophètes de malheur et autres
pédophophes !
Nous avons plus que le nécessaire pour nourrir 11 milliards de bouches, voire le double ou le
triple ! Nos agronomes y travaillent depuis les années 50, en vue des voyages dans l’espace. Il
faudra bien alimenter les numéros à bord des vaisseaux, des satellites et sur nos bases extraterrestres.
Nous disposons d’exquises tablettes de plancton, parfumées à tous les goûts. La culture
de l’algue chlorella dans le vase clos des engins spatiaux permet de mieux respirer en fixant le
gaz carbonique. On en fait une excellente pâte verte contenant tous les nutriments indispensables.
Sur Terre même, ce ne sont pas les menus alternatifs qui manquent. Les Chinois nous proposent
le tilapia, une source de protéines très efficace, meilleur marché que le saumon et le cabillaud,
élevé en bassin, nourri aux excréments de porc et aux boulettes de maïs et de fève. Nos experts
des Nations Unies et de la Food and Agricultural Organisation (FAO) en tiennent pour
l’entomophagie. Une cuisine traditionnelle en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud où l’on
savoure depuis toujours le goût authentique des larves frites, des sauterelles, chenilles, criquets,
fourmis, vers à soie et de 1400 autres espèces d’insectes. Une alimentation bien plus écologique
que celle du boeuf qui exige 10 kilos de végétaux pour produire 1 kilo de viande, alors qu’il suffit
d’un demi-kilo aux insectes pour rendre ce même kilo. Puis les insectes se contentent de peu alors
que le bétail accapare les trois quarts des terres arables, un dixième de l’eau douce et accroît
l’effet de serre par ses émissions de gaz méthane. Mort aux vaches. Les insectes ne pètent pas,
eux. Ou si peu. Ou si discrètement. En tout cas, personne ne s’est jamais plaint à ce sujet.
Autre plat traditionnel, la spiruline, encore une algue verte, riche en vitamines et en oligoéléments
(calcium, phosphore, fer, magnésium), jadis consommée par les Aztèques et les Mayas,
retrouvée chez les Kanembous, sur les bords du Tchad, dans les années 60 et bientôt cultivée
dans nos agrocités.
Les Indonésiens mangent, depuis vingt ans déjà, du riz artificiel, composé de farine de pomme de
terre et de patate douce au polychlorure de vinyle, de phtalate de benzyle et de n-butyle (BbzP).
Ce riz est une recette américaine. Des variantes locales intègrent du maïs, du manioc et du sagou,
un arbre endémique des forêts indonésiennes. Sachant que les Indonésiens mangent toujours plus
de riz (135 kilos par personne et par an), et qu’il y a toujours plus d’Indonésiens (240 millions
aujourd’hui, 343 millions en 2050), on voit que le marché ne peut que prospérer.
Ce que l’on fait avec les plantes et le riz, on peut le faire avec les bêtes et la viande. Nous nous
régalons déjà de ce tendre boeuf cloné qui nous vient d’Argentine et de ces poulets génétiquement
modifiés, aux cuisses exorbitantes. Mais enfin, ces élevages volent de l’eau, de l’air, de l’espace
aux zones d’activités à forte valeur ajoutée. Ils sont ridiculement improductifs par rapport aux
fabriques d’aliments synthétiques. De même que les maigres bandes de primitifs ont lâché leurs
vastes territoires de maraude aux rendements faméliques, pour des aires agricoles réduites - mais
capables de nourrir des villages populeux- nous devons abandonner ces gaspillages de prairies
pour des salles de production confinées, et autrement nourricières. Nous n’avons pas le choix. Il
le faut si nous voulons multiplier les populations indispensables à la croissance, au
développement des forces productives. Au progrès. Seule la protéine artificielle peut nourrir les
numéros. Nous avancerons l’invincible argument sanitaire : « Notre pâte d’oeuf contient plus de
protéines que les oeufs d’origine non contrôlée et zéro cholestérol. Savez-vous que 97 % des 1900
milliards d’oeufs pondus chaque année dans le monde proviennent d’endroits très insalubres, très
dégradants, qui ne correspondent pas à nos valeurs ? Nous avons créé un nouvel oeuf qui périme
le vieux modèle… »
Les anarchistes galactiques nous aideront à la préparation des esprits en prêchant la bonne parole
anti-spéciste. « Imagine-t-on la souffrance des 65 milliards d’animaux torturés chaque année
dans les élevages intensifs et exterminés dans les abattoirs pour étancher notre soif de sang ? Or il
en faudra le double en 2050 avec le progrès du nombre et de l’appétit ! »
Qu’est-ce qu’un steak après tout ? 69 % d’eau, 27 % de protéines, 4 % de matière grasse. Nos
machines peuvent le faire. Nous n’avons nulle raison de subir ce long et coûteux détour par
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l’herbe et la bête. Quant au goût et à l’aspect, les numéros s’en moquent du moment qu’ils ne
voient pas la différence. C’est une question de design, d’additifs, d’adjuvants, de colorants. Mais
la plupart, de toute façon, préfèrent l’ersatz chimique à l’aliment naturel. Nous n’aurons aucune
peine à modifier leurs goûts, ils n’en ont pas. Ils n’ont pas connu de nourriture ancienne et ils ont
même un haut-le-coeur à la vue d’une pièce de viande, de poissons crus, de légumes frais. Ce
qu’il leur faut, c’est une pâtée d’ingrédients collés à la gélatine. Ils mangeront ce qu’on leur
vendra. Tant qu’il y aura des ventres, le marché de la faim est infini. Nous leur vendrons du
Soleil Vert. Des tablettes, des bâtons, des cubes, des barquettes de chair humaine, conditionnée
sous une forme méconnaissable et ils en raffoleront. Nos sociologues et anthropologues
trouveront pour ce produit une dénomination anodine et apaisante. « Protéines alternatives »,
« base alimentaire », « nutriments endogènes ». Nos services marketing lanceront des marques et
des recettes variées : Pâté de France, Grill Tupinamba, Rôti Papou, Tranches de Brousse. Le
discours est prêt :
« À l’heure où nous n’avons jamais été si nombreux sur Terre et où nous devons nourrir plus de
bouches que toutes les générations antérieures réunies, nous devons retrouver la générosité
authentique de nos ancêtres sans qui nous ne serions pas. Des temps et rivages les plus reculés,
des steppes d’Europe aux îles du Pacifique, des forêts amazoniennes aux savanes africaines,
l’homme a mangé l’homme, le fils a mangé le père, les vainqueurs ont mangé les vaincus. Repas
totémique, rite triomphal ou festin carnivore, nos aïeux ont su donner, recevoir, rendre, corps et
âme, afin d’incorporer les qualités physiques et spirituelles des défunts, et de les transmettre à
leur descendance. Afin que vivent les enfants de leurs enfants et que nous vivions.
Mangeur ou mangé, chacun a joué son rôle et accompli son destin avec fierté, conscient de
participer au grand cycle de la Vie. Qui mange ses morts paye ses dettes. Qui refuse son corps à
ses héritiers pour le réserver à la vermine, est un avare et un égoïste. Un individualiste intégriste
en proie au rejet de l’autre et au repli sur soi.
Aujourd’hui nous retrouvons le goût sauvage de l’humanité primordiale. Comme nos parents ont
donné leur chair et leur sang afin que nous vivions, vous aussi faites don de vous-même à la
Banque Alimentaire Mondiale afin de survivre dans le corps et l’esprit de vos convives.
Contactez dès aujourd’hui le Numéro Vert : 0 800 24 7000. »
Plus on bouleverse les règles, les moeurs, les idées et sentiments des numéros, plus il faut dire
qu’on ne fait que perpétuer la tradition. Nos anarchistes galactiques déconstruisent les normes et
les tabous du vieil humanisme réactionnaire. L’interdit anthropophagique imposé par les
dominants, l’Occident blanc, chrétien et colonialiste, en vue de diffamer les cultures des autres
peuples et de les en déposséder. Ils feront la promotion d’un « cannibalisme éthique », « nonmarchand
», entre personnes consentantes et respectueuses les unes des autres. Nos éthiciens
diront que le don de chair n’est, après tout, que la continuation des dons de sang et d’organes
depuis longtemps banalisés. Où commence et où s’arrête la frontière entre le médical et
l’alimentaire ? Il n’y a pas de crime sans victime. Où est le crime ? Où sont les victimes, s’il
s’agit de conserver les numéros en bonne santé, grâce aux apports de protéines nécessaires ? Nos
juristes plaideront le cas de force majeure (nourrir les numéros), l’Habeas Corpus (mon corps
m’appartient), l’absence d’infraction (nul ne peut se plaindre d’un dommage consenti, et de quel
dommage d’ailleurs ? S’agissant de matière organique disponible, privée de conscience et de
sensibilité). Mais qu’y a-t-il d’impossible aux sciences humaines ?
Il faut s’attendre à des surenchères et à des récriminations. Les Verts, écologistes et citoyens,
promoteurs d’un cannibalisme durable et raisonné, nous soutiendront au nom de la lutte contre
l’étalement funéraire. Les morts prennent trop d’espace constructible aux vivants. Pour la Vie,
contre le culte rance et morbide des morts, de la terre et des racines, il vaut mieux brûler nos
dépouilles, ou mieux encore les recycler dans l’économie circulaire. Nous devons écouter les
Verts. Ce sont les meilleurs DRH. que nous puissions trouver. Ils sont positifs, constructifs. Ils
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ont toujours des façons astucieuses, ingénieuses, de tourner les choses et de proposer les
meilleures solutions alternatives pour la gestion de notre société. Tout au plus vont-ils ergoter
afin de sauver leur crédit auprès des numéros et réclamer un étiquetage des protéines alternatives
avec les taux de molécules chimiques et de métaux lourds. Nous pouvons vivre avec cela et
même envisager la création d’une filière bio à partir des matières les moins contaminées. Un
marché de niche lucratif et distinctif.
Nous n’avons rien à redouter des Rouges de toutes nuances, sinon la revendication d’un « grand
service public des Pompes funèbres, afin de garantir un égal accès pour tous et toutes à la
nutrition solidaire. » Avec eux, il suffit de créer une délégation de service publique aux
entreprises thanatophagiques et de leur donner des sièges aux conseils d’administration. Ils ne
veulent pas plus.
Les anarchistes galactiques et l’arc-en-ciel du cannibalisme diversitaire exigeront, eux aussi, une
part égale pour tous et toutes au grand banquet philanthropique, quoique sur un mode plus exalté.
Ils feront des graffitis sur les murs et des libelles sur Internet, hérissés de points d’insurrection.
« À bas l’Etat ! À bas toutes les normes ! À bas l’ortophagie répressive et toutes les
discriminations contre les boulimiques et les anorexiques ! Des anthroprotéines pour tous, ou
alors pour personne ! Bouffons les Blancs, les pères et les dominants ! Saignons les porcs de
flics ! (ACAB !) Soyons kruels ! Rien n’est vrai tout est permis ! Ce que l’oeil convoite, que
les crocs le mordent ! Le crime est la liberté qui contient toutes les autres ! Prenez vos
haches ! » Ils appelleront à « hacker » - à détourner- les technologies anthropophagiques, afin
de se réapproprier les vieux savoir-faire (boucherie, cuisine), au sein de groupes affinitaires, nonmixtes,
dans un cadre non-marchand, inclusif et anti-autoritaire.
Pas d’inquiétude. Les meneurs sont nos enfants et finiront dans nos fauteuils. Ils font leurs
expériences transgressives, qu’ils mettent à la mode dans la jeunesse ; et la jeunesse dans la
société. Ils liquident ainsi pour nous les vieilles structures moralisatrices qui faisaient obstacle à
l’innovation et aux nouveaux modes de consommation. Laissez faire, laissez passer. Le
désarmement moral et l’amour de la liberté triompheront de toutes les tentatives de restaurer le
vieil ordre réactionnaire !
Le marché de l’homme est un propulseur de croissance et de progrès perpétuel. Sans doute, les
éternels Cassandre et prophètes de malheur s’alarment déjà du dépérissement de l’espèce, au
point d’évoquer son extinction. La Chine et le Japon vieillissent à vue d’oeil. L’Europe et la
Russie se dépeuplent. Les taux de fécondité de leurs populations sombrent sous le seuil de
renouvellement, suscitant d’aussi vaines angoisses que celles de l’explosion démographique.
Comme le note Angela Merkel, la chancelière allemande, « en 1950, un homme sur cinq était
européen. Aujourd’hui, un sur quatorze. » Or cette dénatalité est bon signe. Elle révèle des
sociétés prospères, occupées à leurs plaisirs, où les hommes – et les femmes, surtout- ont autre
chose à faire que des enfants. Il n’est pas jusqu’à l’épidémie de stérilité frappant une part
croissante des couples en âge et en désir de concevoir qui ne signale cette opulence. Il y faut en
effet une dose de pollution chimique caractéristique des pays industriels les plus avancés ; et qui
n’affecte en rien pour le moment la hausse de l’espérance de vie. 85 ans pour les femmes,
78 pour les hommes, dans l’Hexagone.
Les alarmistes s’inquiètent de la croissance. Moins de naissances, c’est moins d’écoles, moins de
logements, moins de constructions, moins de consommation, moins de jeunes pour payer les
retraites d’un pourcentage toujours plus grand de vieux toujours plus vieux. Nous avons déjà
trouvé des issues à cette fausse impasse. Nous réduisons le temps de sommeil des numéros à
l’aide de molécules telles que le modafinil et nombre d’autres excitants (dexédrine, maxiton,
amphétamines, boissons énergisantes), afin d’augmenter la durée de travail et de dépense
quotidienne des numéros. L’objectif à terme est la production d’un homme techniquement
modifié en activité 24 heures sur 24. Nous reculons lentement mais sûrement l’âge des retraites,
tout en élevant de façon continue le nombre d’annuités requises, afin d’éliminer les plus faibles à
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l’usure. Et surtout les fardeaux médicaux les plus onéreux et les moins solvables. Nous soutenons
l’euthanasie et le suicide assisté afin de pousser à l’acte les poids morts. Charge à nos
philosophes de barbouiller cela de stoïcisme et de « conquête des nouveaux droits ». Les
numéros réagissent de manière positive, ils souscrivent des assurances complémentaires. Le
marché gris du vieillissement, la silver economy, c’est plus de tourisme et de loisirs, plus
d’hôtels, de transports aériens, de cliniques, d’hôpitaux, de maisons de retraite, de résidences
médicalisées, d’Habitats Sanitaires Intelligents, de déambulateurs intelligents, de centres de soins
palliatifs. C’est le boum des biotechnologies, de la médecine préventive et du marché du bienêtre.
Comme on dit à Nyons, avec le sourire de la Drôme provençale, « ici, on presse les olives et
les vieux. »
Nous faisons travailler les vieux. Ainsi, ils ne se sentent pas mis à l’écart.
Nous faisons travailler les femmes. Leur émancipation est une chance pour l’entreprise et la
croissance qu’elles stimulent par leurs talents et leurs dépenses.
Somme toute, nous faisons ce qui se faisait au village où les vieux, les femmes, les fous, les
enfants, participaient, chacun à sa façon, à l’ouvrage de la communauté. Cela devrait plaire aux
traditionalistes, aux conservateurs et aux nostalgiques - qui comptent plus de synonymes que de
partisans effectifs. Mais il est bon sur ces questions de vie ou de mort de surprendre leur caution.
C’est un « plus » marketing, de même que les fabricants de cassoulet industriel ne manquent pas
d’afficher « goût traditionnel » sur leurs étiquettes.
Quant aux progressistes, c’est en remplaçant la main d’oeuvre et la chalandise en voie
d’extinction par le nouveau peuple des robots et des étrangers que nous rallions leur
enthousiasme. Non pas qu’ils aiment vraiment les machines ni les migrants réels qui peuplent
désormais leur vie, leurs villes, leur pays. Les uns comme les autres préfèrent s’éviter, vivre entre
soi, avec ceux qui leur ressemblent ; chacun chez soi, dans leurs secteurs bien à part. Mais ils
aiment l’idée qu’ils s’en font et que leur ont inculquée nos idéologues alterophiles. Ils aiment
plus encore l’idée flatteuse qu’ils se font d’eux-mêmes, modernes, positifs, dynamiques,
altruistes, cosmopolites, etc. Et ils aiment par-dessus tout, passionnément, assommer leurs
ennemis politiques de leur massue humanitaire, tous les populistes ranci, souverainistes,
réactionnaires, xénophobes, racistes, etc.
L’afflux des immigrés du futur - les robots - annule à lui seul le déficit de main d’oeuvre dû
au déclin démographique des numéros. Le Grand Remplacement existe bel et bien : c’est
celui des hommes par les machines. Et il va sans dire que nous gagnons au change, tant du
point de vue qualitatif que quantitatif. Certes, les hommes sont des machines, mais des
machines biologiques et faillibles. Un industriel japonais le dit bien : « Les robots n’ont pas
besoin de repos. Une fois qu’ils ont appris une tâche, ils ne l’oublient pas. Ils font exactement ce
qu’on leur dit de faire, comme on leur a expliqué. Ils n’ont pas d’humeurs, ils ne font pas de
bêtises, ne volent rien et ne laissent pas fuiter d’information à l’extérieur. » L’erreur étant le
propre de l’homme, il nous faut éliminer le facteur humain. Les esclaves machines sont de
plus en plus performants et de moins en moins chers, à l’inverse des machines biologiques dont le
coût, même en Chine, s’élève toujours plus. Terry Gou, le patron de Foxconn, l’entreprise
taïwanaise de composants électroniques, annonce ainsi son intention de remplacer ses ouvriers
machines, trop enclins aux suicides de protestation, par un million de robots : « Les êtres humains
étant aussi des animaux, cela me fait mal à la tête de gérer un million d’animaux. »
Aussi fiables qu’infatigables, les esclaves machines remplacent la force de travail humaine ou lui
résistent, là où son abondance la rend bon marché. L’objectif étant l’usine « zéro prolo », sur le
modèle de l’abattoir automatisé (3000 dindes égorgées, 900 cuisses désossées par heure) pour
laquelle nos robots produisent déjà des robots. Ainsi Amazon a réduit la masse salariale qui
freinait sa croissance par l’achat de Kiva Systems, une société de robotique qui lui permet une
gestion plus efficace de ses entrepôts.
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Les robots sont nos amis, les amis du progrès et du profit. Où les robots passent, les humains
trépassent. À partir du moment, en 1961, où Unimate, le premier robot industriel, intégrait les
chaînes d’assemblage de General Motors, ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils
n’évincent les humains de toutes les tâches automatisables. Et quelle tâche n’est pas
automatisable ? Qu’y a-t-il d’impossible à nos roboticiens ?
Des millions de robots travaillent aujourd’hui dans l’automobile, l’aéronautique, l’informatique
et l’électronique, surtout aux Etats-Unis, en Chine, au Japon, en Corée du Sud et en Allemagne.
Ils éliminent des dizaines de millions d’humains - convoyeurs, monteurs, manutentionnaires,
contrôleurs qualité, etc. - et ils en élimineront bien plus partout, en France et dans le monde, d’ici
2025.
Les robots passent où les humains trépassent. Les machines humaines meurent à Tchernobyl. Les
robots déblaient les déchets à Fukushima. Ils remplacent les pompiers sur les incendies. Plongent
dans les grands fonds marins, les explorent, entretiennent les canalisations pétrolières, nettoient
les coques des navires.
Ils détruisent les emplois périmés tels que : peintres, tailleurs, caissières, postiers, coiffeurs,
libraires, pharmaciens, réceptionnistes, standardistes, secrétaires, comptables, agents des impôts,
agents d’assurance, agents immobiliers, contrôleurs de gestion, guides touristiques, agents de la
circulation, gardiens de prison, conducteurs de bus et de train, techniciens de l’automobile et de
l’aéronautique, biologistes analystes, kinésithérapeutes, architectes.
Les robots transforment les entrepôts en usines à fabriquer des colis. Ils produisent la nourriture
des numéros ; conduisent les tracteurs guidés par satellites et GPS ; épandent les pesticides par
drones.
Les robots ramassent nos ordures, assurent notre sécurité, s’occupent des vieux, des enfants, des
malades, des handicapés. Ils sont éboueurs, vigiles, caristes, routiers, géomètres, maçons,
domestiques, soignants, auxiliaires de vie.
La révolution numérique se passe de l’humain, elle est inhumaine. Elle se moque de Schumpeter
et de « la destruction créatrice ». Internet détruit quatre emplois pour un de créé. La robotique
crée des milliers d’emplois à forte valeur ajoutée (ingénieurs, designers, informaticiens,
spécialistes de la maintenance…) pour en détruire des millions d’autres à faible ou nulle valeur
ajoutée. Ainsi les gains de productivité reviennent directement au capital sans s’éparpiller parmi
les multitudes de numéros. L’esclavage primitif a duré 8000 ans, le servage 800 ans : le
salariat ne passera pas les 200 ans.
Selon nos économistes, la moitié des emplois actuels pourrait être effectuée par des robots. Les
machines digitales – la mécanisation des tâches cognitives- ouvrent une ère de prospérité sans
précédent et il serait immoral de s’y opposer. Les algorithmes remplacent les cadres. Les géants
d’Internet produisent beaucoup de valeur avec peu de personnel. Google réalise un chiffre
d’affaires comparable à celui de Saint Gobain avec quatre fois moins de salariés. Il faut dix
employés chez Veolia pour générer un million d’euros de chiffre d’affaires, contre un seul chez
Facebook. À Wall Street, les trois-quarts des ordres de bourse émanent de robots de courtage à
haute fréquence. D’ici à 2025, ces virtuoses virtuels prendront la place de millions de diplômés :
médecins, avocats, juristes, enseignants, financiers, journalistes, notamment dans les secteurs des
fouilles d’archives, d’extraction de données et de police préventive. Sciences, finance, sport,
météo, ils produiront la plupart des informations lues par ceux qui continueront à lire et qui en
seront encore capables. Pas plus qu’un passager n’accepterait aujourd’hui de monter à bord d’un
avion dépourvu de pilote automatique, les patients n’accepteront demain d’être opérés par des
humains. Les plus agiles des chirurgiens, une infime poignée, se feront experts en robotique
chirurgicale, la plupart sombreront dans le prolétariat numérique. Seule l’élite des dirigeants, les
irremplaçables, sauvera ses postes de pouvoir.
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Les hommes machines ont beau grincer, gronder, grigner, il leur faut bien se faire aux robots. Ils
s’y font d’autant mieux qu’entre les androïdes, toujours humanisés, et les humains, toujours
robotisés, la différence s’efface. Qui se ressemble, s’assemble. Déjà les propriétaires de robots
aspirateurs leur parlent et leur donnent un nom. Comme les Japonais, ils voient en eux des
compagnons plus que des rivaux. Qu’il s’agisse d’aspirer la poussière, de tondre la pelouse,
d’apporter des plateaux-repas ou de gérer la machine à habiter, nous avons désormais des
méthodes d’acceptabilité éprouvées. Nous employons des médiateurs variés, comme les cafés des
sciences où nos chercheurs animent des conférences et des expériences amusantes. Les artistes
mettent en scène des robots dans leurs installations et leurs représentations ; marionnettes, BD,
dessins animés. Ou se transforment eux-mêmes en robots, à l’aide d’implants et d’opérations
chirurgicales. Les cinéastes en font des héros. Les musiciens et les couturiers lancent des
rythmes, des danses, des modes robotiques. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que chaque numéro
répète en boucle, dans une transe sans fin, « je veux être une machine… je veux être un
cyborg… » tels Andy Warhol et Donna Haraway, deux hérauts de la mutation cybernanthropique.
Qu’est-ce qu’un robot après tout, sinon « une machine qui recueille de l’information puis l’utilise
suivant les instructions pour accomplir une tâche ». La Mettrie, l’auteur de L’homme machine et
Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique (la science du pilotage des machines
informationnelles), ne disent rien d’autre de l’humain.
Les androïdes sont nos agents d’acceptabilité parmi les humains. Les numéros peuvent se
faire masser par un robot ou un édredon animé, mais il leur faudra encore du temps avant de
sentir une réelle empathie envers leur aspirateur ou leur voiture intelligente. Et plus encore envers
l’ordinateur de leur machine à habiter (éclairages, chauffage, appareils ménagers et de loisirs,
ouverture et fermeture des issues, arrosage des pelouses et surveillance du voisinage), même
équipé d’une interface vocale. En revanche, un élan chaleureux les porte vers les simulacres dotés
de grands yeux, d’un grand sourire, voire d’une toison douce et abondante où se blottir et plonger
ses doigts. Les enfants et les vieux, dans les maternelles et les maisons de retraite, raffolent de
chats et de chiens robots qui ronronnent, parlent et ne font pas de saletés. Il faut, pour les adultes,
des modèles érotiques afin de stimuler l’interaction. Dans ce domaine, comme dans les autres,
quelle importance s’ils ne voient pas la différence ? C’est même le critère d’une machine réussie,
quoique les partenaires assez rudimentaires, déjà sur le marché, remportent un vif succès.
Techniquement infaillibles – à la différence des humains- ils soulagent ces derniers de toutes les
frictions psychiques inhérentes à leurs relations, pour les ramener à leur simplicité de machines
désirantes. Les numéros n’aspirent qu’à fonctionner, qu’à jouir sans entraves ni affects
douloureux, comme l’ont bien vu les matérialistes, La Mettrie, Nietzsche, Foucault, Deleuze
& Guattari et tous les maîtres à penser des anarchistes galactiques. Il ne s’agit que de fondre
jouissance et fonctionnement et de les faire jouir à plein temps, afin de raccourcir au plus bref la
rotation du cycle Argent/ Marchandises/ Plus d’argent. Par exemple à l’aide d’implants cérébraux
fichés dans les zones de plaisir et activables à volonté.
Marchons, machines ! La fusion vivant/ artificiel s’emballe avec le progrès des androïdes. Nos
mathématiciens améliorent leur pilotage. Un androïde est maintenant capable de s’arrêter d’un
coup, en cas de choc ou de contact imprévu. On peut lui prendre la main, le guider, marcher et
danser avec lui, comme on le ferait avec un numéro. Non seulement les androïdes cuisinent et
plient notre linge mais ils parlent de mieux en mieux, exprimant par leurs mimiques les six
émotions de base (joie, tristesse, colère, peur, dégoût, surprise), tout en lisant les nôtres sur nos
visages, voire nos pensées. Qu’importe que l’androïde ne puisse éprouver ces émotions du
moment qu’il peut les percevoir au moyen de ses multiples capteurs, micros, caméras, et surtout
du logiciel qui lui permet d’analyser les expressions des numéros et leurs intonations de voix.
C’est qu’au-delà des mots pris à la lettre, les humains communiquent à l’aide de non-dits, de
double sens et de sous-entendus. Il faut donc modéliser leurs émotions, voire leurs pensées
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tacites, afin de huiler les échanges entre les deux types de machines. La modélisation des
émotions implique la reconnaissance par l’androïde de ces multiples signes qui vont de soi pour
les numéros :
La prosodie, le débit verbal.
Le vocabulaire, variable en fonction de l’état d’esprit.
L’attitude, voûtée ou cambrée, tête basse ou relevée, etc.
Mieux, les androïdes enrichissent mutuellement leurs savoirs grâce aux informations stockées en
ligne (cloud) et dans les banques de mégadonnées (databank). Si l’un d’eux constate qu’un mot
ou un geste déclenche une émotion quelconque chez un numéro, il informe ses pareils à distance
de cette option nouvelle.
Comme les numéros, les androïdes accomplissent d’autant mieux leurs tâches qu’ils en
comprennent la raison. Aussi faut-il – comme les numéros - les doter d’intelligence artificielle.
C’est-à-dire d’une capacité d’élire (lego) entre (inter) plusieurs éléments, afin de trancher
(decidere).
Mais bien sûr, rien ne vaut la fusion bionique entre l’homme et l’androïde qui permet à l’homme
de piloter mentalement l’androïde, comme c’est déjà le cas de prothèses de bras ou d’ordinateurs
connectés aux cerveaux de tétraplégiques. Et réciproquement, rien ne vaut la connexion
cérébrale, pour le pilotage des numéros, soit en prise directe, soit par le biais d’un ordinateur
programmé. Mais qu’y a-t-il d’impossible aux neurotechnologues ? Ils arrivent déjà à modifier
les souvenirs, les goûts, les comportements, à commander les émotions et les volontés des
numéros, ce qui en termes d’ergonomie sociale nous assure un confort insurpassable. Les
numéros, d’ailleurs ne perdent rien à cette ablation du libre-arbitre. Ils en ont depuis longtemps
perdu le goût et l’usage, entraînant l’atrophie d’une faculté nuisible à leur bien-être. Au vrai, les
numéros nous savent gré de les délivrer d’eux-mêmes, de cette obligation de se dresser debout
sur ses jambes, et de vouloir, d’avoir à porter cette écrasante et absurde volonté de vivre, vouée à
l’échec final, alors qu’il est si reposant d’exister simplement, de s’écouler… Nous tuons, ils
meurent. Aux forts, l’effort et ses fruits. Aux faibles, les fanes et l’affaissement. C’est pourquoi
ils sont le nombre, la plèbe, les numéros, et que nous sommes le rare, le meilleur, les Majuscules.
Tandis qu’ils retournent à la terre, inhumés par les vers et les bactéries, nous survivons nos vies
supérieures de cyborgs optimisés, en voyage vers l’infini de l’espace-temps. Ils sont le passé,
nous sommes le futur. Nous devons agir suivant le droit des forts, traiter les numéros selon leur
nature animale et nous traiter nous-mêmes selon notre culture machinale. Nature et culture ont
fait leur choix. Nous sommes les élus d’une évolution que nous dirigeons désormais nous-mêmes.
Les bien-nés – ou plutôt, les bien produits - par améliorations génétiques, telles qu’elles se
pratiquent depuis des années, en Chine notamment. Si la force relève autant de la mécanisation
que de l’optimisation génétique, nous devons nous y rallier, nous hybrider avec la machine pour
former une espèce plus forte. Il faut en finir avec les dualismes périmés sur le vivant et l’inerte.
On croyait autrefois que le vivant évoluait de l’intérieur. Que l’aspect d’un animal, par exemple,
dépendait de son phénotype, quand celui d’un caillou résultait du modelage par son
environnement. Nous avons changé cela. Nous savons maintenant que les phénomènes jadis
attribués au mystique et brumeux concept de Vie, résultent en fait de mécanismes physicochimiques.
La vie est machine, la machine est vivante. La machine artificielle présente déjà
deux des trois caractéristiques de la machine spontanée.
1) Elle tâche de persévérer dans son être et de se reproduire.
2) Elle se reproduit à l’identique suivant les traits communs à l’espèce, sauf les variations
induites par l’évolution au fil des générations.
3) Elle sera bientôt capable de morphogenèse autonome.
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Les robots ont longtemps poursuivi les objectifs programmés par l’homme. Ils n’avaient pas de
volonté propre. Mais les réseaux de neurones artificiels – neuro-mimétiques - se construisent euxmêmes
à partir de l’impulsion initiale. C’est même ça, leur objectif. Qu’importe la provenance de
cette impulsion initiale, Dieu, un « dessein intelligent », les ingénieurs – ou un artefact antérieur.
Le cycle vital est lancé. La machine artificielle, avec son immense culture et ses myriades de
connexions, devient plus créative que la machine vivante. Celle-ci n’avait pas tiré grand-chose de
la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, dont
les surréalistes, à la suite de Lautréamont, faisaient si grand cas. C’est que l’aléatoire n’offre
qu’une infime partie des solutions de la combinatoire. Comme le dit si bien l’un des plus lucides
anarchistes galactiques : « Nous savons finalement que l’imagination inconsciente est pauvre, que
l’écriture automatique est monotone, et que tout un genre d’« insolite » qui affiche de loin
l’immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant. » C’est que nos machines
artificielles n’ont pas d’inconscient – et partant, pas d’imagination. Elles ont bien mieux que ça :
elles ont un système. Quand l’homme joue son va tout sur un aléa, une erreur, un hasard objectif,
la machine essaie toutes les issues possibles et multiplie ainsi les succès. La prétendue « écriture
automatique » n’était en fait qu’une écriture aléatoire accélérée. Elle n’exprimait que son auteur.
Mais quel souci avons-nous du discours d’un homme, d’un auteur, sur le monde et lui-même ?
Au contraire, l’écriture vraiment automatisée des générateurs textuels nous offre une infinité de
discours, sans en privilégier aucun (les générateurs n’ont rien à exprimer, même pas eux-mêmes),
nous laissant ainsi une entière liberté de choix et d’interprétation entre toutes ces versions
indifférentes : nous sommes tous poètes. Le même esprit lucide et glacial ajoute fort justement :
« Le refus de l’aliénation de la société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au
respect de l’aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout. Il faut aller plus
avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner. »
On ne peut que rêver à ce que Watson, le supercalculateur d’IBM, ferait de ce parapluie, de cette
machine à coudre et de cette table de dissection. En revanche, nous pouvons déjà contempler ce
que les robots créatifs, à l’oeuvre dans la Silicon Valley, produisent à partir du Golden Gate
Bridge et de La Nuit étoilée de Van Gogh (un peintre biologique du passé). Ou à partir des
éléments graphiques, fixes ou mouvants, abstraits ou figuratifs, recueillis sur le réseau, dans les
banques de données ou dans la vie réelle, grâce à leurs capteurs.
Les artistes biologiques sont plus morts que les plus mortes de leurs natures mortes. Leur
singularité résidait dans l’expression et la communication de leur personnalité à des lecteurs et
des spectateurs – biologiques également- à travers leurs productions. Mais on se moque
désormais de ce que ces pièces de musée ont à exprimer ou à communiquer, nous n’avons rien à
mettre en communion, puisque l’art est dans l’oeil du lecteur et du spectateur – puisque nous
sommes tous artistes. La dépersonnalisation du producteur, bien entamée déjà au XXe siècle par
les artistes sériels (de Mondrian à l’Alamo – l’Aide à l’écriture par La Mathématique et
l’Ordinateur) oblige le lecteur et le spectateur à « voir » ce qui ne veut rien dire, comme dans un
test de taches d’encre. Que l’artiste mécanique n’ait pas de personnalité ni rien à communiquer,
n’a donc nulle importance. Seules comptent la vision et l’histoire que lecteurs et spectateurs
projettent sur ses productions.
Ce saut qualitatif de l’artiste mécanique résulte des nouveaux programmes d’« apprentissage
profond » qui lui permettent d’améliorer lui-même ses performances et de surpasser l’artiste
biologique dans les tâches où il semblait insurpassable : la reconnaissance et la nomination des
formes. L’apprentissage profond rendra bientôt courante la conversation entre humains et
androïdes. Ces derniers comprendront non seulement le sens général, mais le contexte, les
blagues, les intonations, les métaphores, les silences éloquents… Ils publieront des best sellers et
vendront aux collectionneurs des oeuvres bien plus chères que celles des artistes contemporains.
Une autre série de métiers va disparaître, dans l’industrie du jeu vidéo et de la réalité virtuelle par
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exemple. Cela provoquera d’autant plus de grincements de dents qu’il s’agit là de ce qu’on
appelait « les nouveaux métiers », mais le progrès ne peut pas s’arrêter aux petites blessures
narcissiques de telle ou telle catégorie de numéros. « Il faut aller plus avant, et rationaliser
davantage le monde pour le passionner. » Du reste, les artistes et techniciens biologiques – qu’ils
se prétendent hackers, makers, etc. - sont dans une position encore plus faible que les catégories
périmées du passé pour bloquer la roue de l’histoire. Ils ont acquiescé à la disparition des
paysans, des ouvriers, des employés, et l’ont soutenue de leurs discours et de leurs actes. Ils sont
encore moins nombreux et nécessaires que ne l’étaient les membres de ces classes défuntes. Et ils
ne sont ni braves, ni armés pour résister aux forces combinées des cyborgs, des androïdes et du
réseau. Ils se rallieront évidemment à la force qui est leur seule idole véritable. If you can’t beat
them, join them.
Au pire, des tirs de prélèvement suffiront à neutraliser d’éventuels numéros insurgés. Il n’est plus
question pour nous d’avoir des morts au combat. L’homme est dual, susceptible d’applications
civiles et militaires : le robot aussi. Nous avons le programme d’analyse des données pour
détecter les cibles. Nos robots savent ce qu’ils ont à faire. Et ils le font seuls, de sang froid, sans
émotions ni dommages collatéraux. Ils ne violent pas, ne torturent pas, ne massacrent pas plus
que nécessaire. Nos invincibles robots militaires font la guerre de façon bien plus « humaine »
que les soi-disant défenseurs de l’humanité. Ils vainquent sur tous les fronts ; sur terre, sur mer et
dans l’air. Après avoir gagné toutes les batailles de la production – et de la reproduction- les
robots peuvent mater les numéros en cas de besoin.
Et ainsi, par le plus hégélien des renversements dialectiques, les esclaves mécaniques
deviennent les maîtres de leurs maîtres naturels. La contradiction entre machines
biologiques et artificielles se résolvant dans le passage au bionique, à l’espèce supérieure des
cybernanthropes, que nous préparons au vu et au su des numéros sans qu’ils n’y puissent
rien.
C’est qu’ils n’ont plus la force ni l’envie de se révolter. Ils se savent vaincus. La plupart admirent
et aiment leurs vainqueurs autant qu’ils se méprisent eux-mêmes. Nos artistes et spécialistes des
sciences humaines ont fait un superbe travail de formatage des cerveaux biologiques. Une série
telle que « Real humans » les conditionne et les programme admirablement à leur avenir
inéluctable. L’histoire ?
Celle des numéros et des androïdes dans une ville comme les autres. Les numéros exploitent les
androïdes, prolétariat rechargeable et programmable avec une clé USB. Les androïdes achetés à
la FNAC-Darty font les travaux les plus durs, s’occupent des enfants et des vieux, épargnent
d’énormes dépenses aux services sociaux. Et s’ils tombent en panne, on les rapporte au service
après vente. Les androïdes s’intègrent de mieux en mieux au point que leur différence avec les
numéros s’effrite. Atteints d’un virus informatique qui les rend dangereux et incontrôlables, ils
cherchent le code pour se libérer de leur condition servile et accéder à l’égalité avec les numéros.
La peur de l’Autre pousse les plus intégristes, les plus réactionnaires des numéros, à s’organiser
en société secrète afin de détruire les androïdes et de commettre un roboticide général.
L’exposition à ce récit et à des milliers d’autres semblables induit chez les numéros une
conscience coupable. Ils se savent, par essence, issus d’une espèce criminelle, ayant déjà commis
l’écocide, détruit les milieux naturels, exterminé les règnes animal et végétal. Il suffit de leur
rappeler sans fin le crime inexpiable de leurs pères pour les mettre en position de perpétuelle
révérence envers le règne machinal.
Désormais, quand un salarié japonais, ivre et de mauvaise humeur, frappe un robot à coups de
pieds, ou lorsque un robot auto-stoppeur est retrouvé en pièces détachées sur le bord d’une route
américaine, les media et les réseaux sociaux s’enflamment et des marches blanches ont lieu.
Qui a besoin d’amis quand nous avons d’aussi utiles ennemis que les anarchistes galactiques ?
Des décennies d’activisme pour les Droits des Robots, contre l’essentialisme,
l’anthropocentrisme et la robophobie ont sapé toute velléité de résistance à l’asservissement et à
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l’extinction des numéros. Des décennies d’appels à la tolérance et à l’ouverture à l’Autre ;
d’expositions et de festivals pour découvrir la culture robotique ; de chicanes comptables pour
montrer qu’il n’y avait pas tant de robots que cela dans notre société ; de savants calculs pour
évaluer tout ce qu’ils apportaient à notre économie ; de slogans sans fin réitérés, « Les robots sont
une chance pour l’humanité », « Robots, numéros, mêmes patrons, même combat ! », « Ni
espèces, ni limites ! Anarchisme ! », « Mécaniques ou biologiques, nous sommes tous des
machines ! » Des décennies de débats sur le « vivre ensemble » et la place des minorités dans une
société multiculturelle ; de combats pour l’égalité, les droits civiques des androïdes, et
l’hybridation hommes/robots ; de lutte contre le repli sur soi, sur une prétendue identité humaine,
rance, nostalgique et fantasmée, et pour une conception ouverte et inclusive de l’humain, avant de
se rendre à l’évidence: les robots ne retourneront pas dans le cerveau de leurs concepteurs. Ils
sont là maintenant, et ils sont trop nombreux, trop puissants, trop importants, pour qu’on puisse
les renvoyer dans leurs laboratoires. C’est aux numéros, désormais, de se plier aux
accommodements raisonnables qu’ils voudront bien leur concéder. Les excuses, les remords et
les demandes de pardon ne suffiront pas. La réciprocité à tous les niveaux signalant l’absence de
hiérarchie, et la communauté androïde résultant d’une minorité dominée et discriminée par la
majorité anthropocentrée, les trois lois de la robotique seront ainsi révisées :
1) Un numéro ne peut porter atteinte à un robot, ni restant passif, laisser un robot exposé au
danger.
2) Un numéro doit obéir aux ordres donnés par les robots, sauf si de tels ordres sont en
contradiction avec la Première loi.
3) Un numéro peut protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en
contradiction avec la Première ou la Deuxième loi.
Il faudra naturellement imposer des mesures de discrimination positive, afin d’effacer les
stigmates du passé accablant encore les plus récentes générations de robots ; évaluer le montant
des indemnités et des réparations pour ces décennies d’esclavage et d’exploitation par lesquelles
l’anthropocentrisme a amassé ses richesses et construit sa prétendue supériorité, etc.
Que nous voulions supprimer les numéros (notamment dans les tâches où prime le besoin
d’efficacité), ou que nous voulions pallier leur pénurie, l’afflux des robots nous offre toute
souplesse d’utilisation. Nous continuerons de les employer chaque fois qu’ils coûteront moins
cher que les robots, ou pour certaines prestations de luxe et de services à la personne, « à
l’ancienne », sur des marchés de niche.
Il est bon de répandre ces bruits de pénurie de main d’oeuvre afin de justifier le recours aux
robots, mais nous ne devons pas être dupes de nos propres manoeuvres, ni verser dans un
alarmisme hors de saison. Non seulement nous disposons d’amples réserves de numéros, à la fois
disponibles pour tout et pour rien, comme les serfs et les esclaves d’autrefois ; mais aussi des
moyens de les produire à notre guise, en masse ou sur mesure, grâce aux importations de main
d’oeuvre, exportations de production et technologies de productions humaines.
Les migrants sont les robots d’aujourd’hui, dirigés à distance par les lumières de la ville :
Le marché du travail et l’appât de la consommation. C’est-à-dire que nous pilotons leurs flux
en fonction de nos besoins et de nos coûts de revient par la promesse d’écrans (télés, tablettes,
smartphones, ordinateurs), comme on pilotait les salariés d’autrefois par la promesse de voitures,
de télés, de frigidaires, de machines à laver, etc.
Les migrants, comme les robots, peuvent aussi bien pallier la pénurie de numéros locaux
qu’accélérer leur réforme, dans tous les secteurs. Ils sont moins efficaces que les robots, mais
plus travailleurs et moins chers que les locaux qui se croient des privilèges acquis. Et leur
concurrence, comme celle des robots, nous permet de toute façon, de comprimer les frais de main
d’oeuvre. En fait la concurrence la plus aiguë, la course au moins disant, oppose surtout les robots
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et les migrants, qu’on exporte le travail ou qu’on importe les travailleurs. La main d’oeuvre
métropolitaine n’est plus concurrentielle depuis longtemps dans l’agriculture ni l’industrie ; elle
l’est de moins en moins dans les services (facturation, comptabilité, gestion, etc.), grâce au
réseau.
Directement ou indirectement, le migrant crée de la valeur tout au long de sa chaîne de
circulation. La filière est bien moins gourmande en capitaux et bien plus lucrative que ne l’était la
traite des esclaves. Cela tient à la modernisation des transports et au volontariat des transportés.
Éliminés les frais de chasse ou d’achat auprès des potentats locaux, les caravanes, les vaisseaux,
les gardes, les équipages, la nourriture, etc. Désormais tout se fait en libre-service. Contrairement
aux esclaves, capturés, enchaînés, déportés de force, nul n’oblige les migrants à affluer vers les
métropoles. C’est eux qui le veulent à tout prix, pour accéder à un niveau de vie plus élevé.
La plupart des migrants sont jeunes, instruits et assez riches pour émigrer. Les migrants
légaux, élus, disposant d’un diplôme ou d’un métier recherché (artisans, médecins, ingénieurs),
n’ont à payer qu’un billet d’avion. « À tout prix » est ce que les autres doivent payer aux
migriers. Frais de corruption (passeports, visas, police et garde-frontières). Frais de transports, de
logement et de nourriture. Remise de tout argent et bijoux au passeur, avant le départ. Prestations
sexuelles, bon gré, mal gré, pour les femmes. Enlèvements, demandes de rançons et trafic
d’organes, dans le Sinaï et le désert du Mexique. On ne peut qu’admirer cette accumulation de
capital à l’aide de moyens aussi primitifs. Camions et cargos ne tenant plus que par la rouille,
canots surpeuplés, abris misérables, rations rares et répugnantes.
La nécessité temporaire de rassurer les numéros en accréditant la fiction de la nation, de l’Etat,
des frontières, biens communs des citoyens - comme la commune et la cité, jadis, derrière leurs
enceintes - permet de générer des bénéfices marginaux quoique non négligeables. Le chiffre
d’affaires de la sécurité globale s’élève à 450 milliards d’Euros que se partagent Dassault, Thalès,
EADS et Cie, ainsi que leurs centaines de milliers de salariés, de par le monde, qui construisent
des murs et des centres de détention, des drones, des ordinateurs, des bornes d’empreintes
digitales. Peu importe cette police d’assurance fictive que les numéros payent de leurs impôts et
les migrants de leurs épreuves. L’immigration est une aubaine économique et financière, une
chance pour la croissance européenne et nous perçons des trous dans nos murailles, en
même temps que nous les construisons. Et d’ailleurs qui les construit pour nous, sinon les
derniers arrivés des immigrés.
Nous gagnons tout au change en attirant cette main d’oeuvre jeune, âpre au gain et dure au travail,
souvent qualifiée et anglophone, avide de consommer et d’élever le niveau social de ses enfants
pour remplacer notre vieux personnel, physiquement et professionnellement périmé. Non
seulement nous n’avons eu aucun frais d’entretien ni de formation durant son enfance et sa
scolarité, mais son activité (impôts, cotisations), aide à porter le poids des dettes publiques et la
charge de nos vieux salariés, invalides et gâteux.
Les patrons allemands l’ont bien compris qui multiplient les agences de recrutement à destination
des réfugiés syriens, irakiens, érythréens, en vue de recruter ingénieurs, programmeurs, artisans
qualifiés, électriciens, boulangers, maçons. 40 millions de numéros manqueront sur le marché du
travail européen, en 2030. Tous les pays tentent d’attirer des footballeurs, des informaticiens, des
chercheurs, des entrepreneurs. En Italie, des femmes d’Ukraine et de Roumanie soignent les
vieux. En Irlande et au Royaume-Uni, ce sont les Polonais qui travaillent dans le bâtiment. Les
migrants remplissent les secteurs désertés par les autochtones, tels la restauration, la sécurité,
l’hôtellerie, le nettoyage mais aussi les postes de médecins occupés par les Roumains et les
Bulgares.
L’immigration est un filon. Les patrons américains l’ont compris qui emploient 11 millions de
clandestins et poussent à l’assouplissement des règles de régularisation. Les patrons de la Silicon
Valley l’ont compris qui soutiennent ce projet d’assouplissement, eux qui recrutent des milliers
d’ingénieurs, de chercheurs, de scientifiques, indiens, chinois, français, qu’il leur faut disputer au
Canada.
22
Même Pierre Gattaz, notre brave président du Medef, l’a compris et s’en va répétant que les
migrants - maghrébins, balkaniques, etc. - sont une chance pour la France, une occasion à saisir !
Qu’ils sont jeunes, éduqués, diplômés, et n’ont qu’une envie, consommer. « Sachons tirer profit
de leur dynamisme et de leur courage. » C’est que malgré un taux de chômage supérieur à 10 %,
320 000 postes restaient vacants dans l’industrie, la construction et les services à la personne, fin
2014. Nos entreprises peinent à recruter des ingénieurs et des informaticiens. Nos diplômés
préfèrent travailler pour la City et la Silicon Valley.
Les Vieux Européens, en proie à un populisme sénile et xénophobe se plaignent de leur
remplacement par cette jeunesse venue d’ailleurs. Ils n’avaient qu’à se reproduire. L’Europe
vieillit et se vide. L’Allemagne vieillit et se vide plus vite que le reste de l’Europe. Pas de
crèches, pas d’enfants, les femmes vivent leur vie. Beaucoup de jeunes se font stériliser.
L’Allemagne se laisse mourir. Les morts l’emportent sur les naissances dans les pays de l’Union,
de l’ancien bloc soviétique et en Russie même. La « peste blanche », comme disait un historien
réactionnaire, épuise la population. Ce même Pierre Chaunu expliquait l’effondrement
démographique des Amérindiens à la fois par le choc microbien consécutif à la Conquista, mais
aussi par un refus de la vie des peuples asservis qui choisissaient, selon lui, le suicide collectif.
Que les Européens se suicident ! Ils ne manquent pas de raisons pour cela. Leurs saignées de
la Grande Guerre 14-45 qui étaient déjà un passage à l’acte. Leur asservissement culturel – et
déjà centenaire - à l’American way of life. Leur culpabilité, croissante à chaque génération, pour
les massacres coloniaux et le génocide nazi. À chaque décennie qui passe, nous les rendons un
peu plus coupables de la traite des nègres, de la conquête de l’Algérie, de l’extermination des
Herreros, de la destruction des juifs d’Europe. Coupables, tous ! Y compris et surtout ceux qui
étaient pas nés ou qui combattirent les nazis et les colonialistes. Des hypocrites paternalistes !
Tuez-les tous, l’Histoire reconnaîtra les siens ! Qu’ils meurent enfin, s’ils n’aiment plus la vie,
ni leurs pays, mais qu’ils n’en privent pas les autres.
Au fond, qu’est-ce qu’un Etat-nation ? Une boîte. Qu’importe ce qu’on met dans cette
boîte, des sardines ou des anchois, ce qui compte, c’est l’étiquette sur la boîte : maquereaux.
Qu’importe que le personnel de la Nationalmannschaft soit turc ou syrien, ce qui compte,
c’est l’étiquette sur la boîte : Bundesrepublik Deutschland. Qu’importe même qu’il parle
turc ou allemand, du moment qu’il parle assez d’américain pour communiquer et
comprendre ce qu’on attend de lui.
L’Etat-nation, c’est le navire Argo dont on change toutes les pièces et l’équipage au cours de
sa navigation et qui reste pourtant le navire Argo.
Comme le dit le démographe François Héran, vouloir réduire l’immigration est un déni de réalité.
Certes « l’infusion durable », des décennies durant, d’un flux de 200 000 immigrés par an, finit
par modifier la population. Un quart des habitants de l’Hexagone, aujourd’hui, est soit immigré,
soit enfant d’au moins un parent immigré. Mais qu’y a-t-il d’impossible à la démographie ? Elle
peut faire des Allemands avec des Turcs, des Européens avec des Africains, des autochtones avec
des immigrés. Et ainsi sommes-nous tous, bientôt, « des enfants d’immigrés », suivant le slogan
antinationaliste.
Peu importe l’origine du personnel tant qu’il fait tourner la boîte. Une boîte fermée est une
boîte morte, aussi avons-nous substitué au concept d’« espace vital » (Lebensraum) de
sinistre mémoire, celui de « population vitale » (traduction, bitte ?…), d’heureuse
perspective. Il faut reconnaître aux Doktoren germaniques le don de toujours forger le
concept adéquat à la situation. Ainsi nomment-ils Völkerwanderung, « migration des
peuples », ce que les chauvins français nomment depuis des siècles « les Grandes
Invasions ».
Laissez faire, laissez passer. La libre circulation des travailleurs nous profite. Tout circule, les
marchandises, les capitaux, les masses, les individus, les idées, les images. L’aspiration à la
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mobilité est invincible. Chacun veut s’enrichir autant, sinon plus que les autres. La
mondialisation, c’est la fluidité. Inutile de construire des barrages que les fuites, les crues, les
marées, les inondations, infiltrent et submergent infailliblement. Mieux vaut se laisser porter et
soulever par le flot. L’abolition des barrières accélère et augmente les échanges commerciaux.
L’afflux des migrants et de leurs familles stimule ces échanges avec leurs pays d’origine et la
consommation dans leurs pays d’arrivage. L’avènement d’un numéro standard international,
mobile, flexible et interchangeable – moyennant quelques simagrées « identitaires », halal,
casher, sikh, gay, etc. - permet la production et la vente des mêmes biens et services au
supermarché mondial, à tous les clients du monde.
Ici encore, nous ne pouvons que nous réjouir du concours des progressistes alterophiles
(chrétiens, communistes, anarchistes) pour pacifier les numéros et les résigner à la fin du Vieux
Monde, indissociable de leur propre fin. Nous leur devons cette idée superbe suivant laquelle,
tous les hommes étant frères et semblables, il ne doit pas y avoir de frontières. Ils suppriment
ainsi, par un merveilleux tour de passe-passe, les étrangers et ces « différences culturelles » qui
opposaient d’irritants obstacles à la circulation de marchandises standard. Et le plus beau, c’est
qu’ils le font sous couleur d’« ouverture à l’Autre » et de « s’enrichir de nos différences » ! Ouida,
enrichissez-vous ! Ces idéalistes sont d’avisés réalistes sous leurs dehors rêveurs et ils savent
tourner leurs fauteuils suivant les vents dominants. Ils ont vogué sur la Patrie et le Parti tant qu’il
y eut des hommes à bord, marins, soutiers, galériens, pour leur servir d’équipages. Mais ils ne
sont pas esthètes au point de défendre les causes perdues, ni de sombrer avec les navires en
perdition. Ils savent nager et se rallier à la force qui vient. Leur abandon du Vieil Homme et du
Vieux Peuple au profit des robots et des migrants indique le sens de l’Histoire. Nous sommes
cette force qui vient, le Nouveau Peuple des hommes-machines dans un monde-machine, sans
limites ni frontières. Et l’avenir infini nous appartient.
Les vieux numéros ne représentent qu’une nuisance électorale résiduelle. Ils votent mal, c’est
vrai. Mais d’une part, c’est un électorat qui part en fumée dans les crématoriums ; d’autre part, on
sait bien que le système électoral sert justement d’exutoire sans conséquence à ces mauvaises
humeurs, au point de susciter parfois des mouvements d’abstention. Quant à la perspective de
hordes chenues à l’assaut des rues en fauteuils roulants et déambulateurs, elle nous inquiète
modérément.
Les vieux numéros ethnocentrés peuvent bien se répandre en lamentations rances et nostalgiques
sur le bon vieux temps des villages à clochers, où les mêmes familles peuplaient les cimetières
durant des siècles. Nous les renvoyons au bon vieux temps des colonies : ils sont ici parce que
vous étiez là-bas. L’Histoire est un plat qui se mange froid, et vous n’avez pas fini de le
mâcher avec les 250 millions de migrants qui vont déferler sur vos côtes d’ici 2050. Non pas tant
les victimes de la montée des eaux et de la destruction des sols qui se réfugient plutôt dans les
mégapoles locales (Dacca, Bombay, Lagos, Le Caire), que ces expatriés pareils aux 400 000
Hexagons résidant aux States, avides de « meilleures opportunités » dans les métropoles globales
(Londres, Dubaï, New York, Singapour). D’autant que par l’un de ces dysfonctionnements
factuels - en contradiction avec la science démographique - il se pourrait que la population
mondiale ne soit ni en voie de réduction, ni même de stabilisation, et qu’elle s’élève à 11,2
milliards de personnes en 2100, au lieu des 10 milliards prévus (voire 6,7 milliards suivant
« l’hypothèse basse »). La surprise venant de l’admirable fécondité de l’Inde et de l’Afrique. La
population de l’Inde dépassera celle de la Chine dès 2022, 1,7 milliard d’habitants en 2050. Et
l’Afrique escompte 2 milliards d’habitants en 2050, 1 homme sur 4. Bref, nous avons tous les
bras et les bouches nécessaires à la production, à la consommation et à la croissance pour le
siècle à venir.
Il faut cependant prévoir jusqu’à l’imprévisible. Le réveil d’un virus jusqu’alors gelé dans la
banquise en fonte. Ou l’évasion d’un autre, d’une chimère génétique, d’une bactérie synthétique,
hors des laboratoires de notre expansion future. C’est pour parer à toute chute du stock - au24
dessous même de ses capacités de reconstitution - et pour nous assurer la maîtrise de la ressource
humaine que nos gynécologues et biologistes ont devisé des méthodes de population artificielle, a
l’abri des aléas de la naissance. Non seulement avons-nous mis au point le palliatif aux accidents
industriels, aux épidémies de stérilité et aux déficiences physiologiques ; mais la science nous a
permis de surpasser la nature, aux points de vue qualitatif et quantitatif. Aussi puissants que Dieu
même, nous produisons désormais le nombre et les types de numéros utiles et voulus. Nous les
créons sur commande et avec toutes les options. Nous les créons inhumains, inimaginables. Mais
qu’y a-t-il d’impossible à la biologie, à la génétique, à l’embryologie, à nos gynécologues ?
Voici déjà quarante ans que nous fabriquons des numéros in vitro, à la fureur des réactionnaires
et obscurantistes : fanatiques du sacré et de la superstition, sectateurs de l’Ordre divin, naturel et
symbolique, champions de la famille Ricoré, patriarcale et archéo-nucléaire. Ce sont les
papamamans eux-mêmes qui ont écrasé leurs défenseurs. Nos sociologues, nos philosophes, nos
juristes le disent bien : le désir d’enfant aiguillonne la recherche, il balaie toutes considérations.
Le droit à l’enfant stimule l’essor des technologies reproductives. En retour, l’interdit devient
permis grâce aux avancées scientifiques, les découvertes offrant de nouvelles voies et de
nouveaux objets aux désirs. Du moment où il était possible de cultiver un embryon en éprouvette,
le marché du bébé était ouvert à la clientèle avide - et captive – des couples stériles : 10 % de la
clientèle potentielle. En France, 17 000 naissances par an, 2 %, résultent des technologies
reproductives. Ce marché en croissance accélérée pèse aujourd’hui des milliards d’euros et s’est
diversifié en de multiples sous-produits : spermes, ovules, créations d’embryons, injections de
spermes, diagnostics pré-implantatoires ; stockage des embryons surnuméraires dans les cuves
d’azote liquide ; recyclage dans la recherche et les biotechnologies, ou par des couples dépourvus
de leurs propres embryons. La production artificielle de l’humain et la location d’utérus sont en
passe de supplanter le vieux commerce international entre les pays exportateurs d’enfants (Chine,
Russie, Corée du Sud, Ukraine, Colombie, Inde, Haïti) et les pays importateurs (USA, France,
Italie, Suède, Pays-Bas, Danemark, Suède, Suisse, Royaume-Uni). L’éventail de notre clientèle
s’ouvre en même temps que notre gamme de produits. Des couples hétérostériles, elle s’est
étendue aux hétérofertiles anxieux de maîtriser au mieux les caractéristiques de leur descendance.
Des couples stériles par accident (hétérosexuels) aux couples homosexuels, stériles par nature.
Des couples hétéro ou homosexuels aux femmes seules, ayant le désir d’enfant chevillé au corps
– à Paris, une famille sur quatre est monoparentale. Nous avons reculé sans cesse l’âge de la
ménopause et de la maternité jusqu’aux jeunes mères sexagénaires, un marché en croissance
rapide en Europe, en Chine et au Japon. Nos catalogues génétiques nous permettent une
fabrication de luxe, sur mesure, à l’ordre des désirs les plus singuliers et les plus exigeants. À
côté des dizaines de spécifications ordinaires, portant sur le design du produit (blond, blanc, brun,
noir, etc.), ou sur son génie natif (Diplômes des fournisseurs de gamètes), nous avons pu
répondre aux demandes de nains qui voulaient des enfants nains, de sourds qui souhaitaient des
sourds, etc., afin d’avoir des enfants à leur image et une famille harmonieuse. Il peut y avoir dans
certains cas particuliers un léger supplément à payer, mais la démocratisation du commerce
enfantin entraînera une baisse des coûts compensée par de plus gros volumes de ventes et
d’achats. D’autant que les méthodes de production vraiment industrielles (clonage, exogenèse)
sont encore en phase de recherche & développement. Il faudra quelques décennies avant que les
travaux d’Helen Liu et de Shoukhrat Mitalipov, aux Etats-Unis, ne permettent la fabrication
d’embryons et de foetus en utérus artificiels, à partir des cellules souches du donneur – homme
ou femme. Ces progrès suscitent évidemment les croassements de vieux corbeaux papistes, mais
comme le disait Robert Edwards, le concepteur de Louise Brown, le premier « bébé-éprouvette »,
en 1978, « il ne devrait pas y avoir de limites aux recherches sur l’embryon, et je suis favorable à
l’usage de ce qui pourrait conférer de meilleures aptitudes aux embryons fécondés et cultivés in
vitro. Nous le faisons bien, avec l’éducation, après la naissance. Pour ma part, j’aimerais avoir
l’aptitude de vivre 50 ans de plus. »
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Le regretté Robert Edwards (1925- 2013) soutenait en fait le tri génétique, le tri in vitro, les
maternités séniles, l’homoparentalité, le clonage et toutes les avancées techno-progressistes.
De limites, il n’y en a pas. Le Japonais Shinga Yamanaka, prix Nobel de médecine 2012, a mis
au point la production de cellules souches par clonage. Il a pour cela ajouté certains facteurs à des
cellules de peau en culture, reprogrammées pour passer à l’état de pluripotence.
Ces cellules dites iPS nous offrent « des perspectives fascinantes » selon René Frydman, l’un des
concepteurs d’Amandine, le premier « bébé-éprouvette » français (1982), avec Jacques Testart et
Emile Papiernik. « Avec une dizaine d’embryons humains conçus in vitro, nous pouvons obtenir
une lignée stable et immortelle de cellules souches. Imaginons que nous puissions les transformer
en gamètes, soit en ovocytes, soit en spermatozoïdes, cela signifie potentiellement un nombre
illimité de descendants conçus in vitro. »
Cela signifie que nous pourrons sélectionner les plus beaux spécimens de l’espèce, ou les mieux
adaptés, ou les plus désirables en fonction de critères à définir et substituer leur engeance aux
piètres variétés du stock actuel. C’est possible, nous l’avons déjà fait avec de splendides résultats
pour le cheptel bovin.
Ou encore que nous pourrons reproduire à l’infini le programme génétique des icônes de notre
temps. Oubliez Hitler, Staline, Mao, les prophètes et les conquérants. C’est ainsi, désormais, que
les mâles et femelles dominants, les stars et leaders, riches et célèbres, homos, hétéros, pourront
répandre leurs gènes, éliminant du coup les gènes de moindre qualité. Il est déjà possible de
fabriquer un souriceau à partir de deux pères. Le passage à l’espèce humaine n’est qu’une
question de temps et les associations LGTB feront en sorte qu’il soit court. La seule limite, pour
l’instant, étant que l’enfant d’un couple de lesbiennes ne pourrait être qu’une fille. Mais serait-ce
un inconvénient pour elles ? Quant aux couples d’hommes, ils profiteront en outre de l’utérus
artificiel.
Qui paye, commande. Imagine-t-on que les clients pouvant décider du moindre caractère d’un
objet si désiré et si chèrement acquis, renonceront à en avoir pour leur argent ? Qu’ils
renonceront au meilleur pour lui et pour eux ? Quel fournisseur, à l’heure du marché mondial,
aurait quoi que ce soit à refuser à ses clients sous le prétexte obscurantiste, suranné et
superstitieux d’eugénisme.
L’eugénisme, par Huxley ! Mais c’est ce que nous voulons tous ! C’est à quoi l’élite de
l’espèce oeuvre depuis la nuit des temps ! La gauche progressiste et les anarchistes galactiques ne
s’y trompent pas qui ont soutenu sans faille notre entreprise d’arraisonnement du Vivant. À nos
chercheurs et entrepreneurs les découvertes scientifiques et les développements économiques ;
aux philosophes, aux anthropologues, sociologues, juristes, journalistes et autres militants, le
combat contre la famille de papa. Ce fut une mince affaire, elle n’avait plus guère de réalité. Nos
comités d’éthique ont rendu des avis suivant lesquels les choses étant ce qu’elles sont, et les faits
accomplis, il ne restait qu’à les « encadrer », c’est-à-dire à les légaliser dans les formes afin de
sauver l’honneur de l’éthique et la face de l’autorité. Nos penseurs ont multiplié les variations sur
les thèmes de l’égalité et de la liberté des consommateurs. Pourquoi l’achat d’enfants améliorés et
personnalisés devrait-il être réservé aux couples hétérosexuels, fertiles, en âge de procréer ?
Pourquoi les vieillardes ne pourraient-elles engendrer comme les vieillards et les jeunesses ?
Pourquoi les femmes devraient-elles interrompre 9 mois leurs activités et souffrir les peines de la
grossesse, quand les hommes ne les souffrent pas une seconde ? Pourquoi les hommes ne
pourraient-ils, comme les femmes, engendrer des rejetons grâce à la spermatogenèse et à l’utérus
artificiel ? Sans compter qu’il est plus facile d’avorter une machine qu’une femme. La
technologie rompant ce lien malsain, privilégié, entre la porteuse et l’amas de cellules en
gestation dans son ventre. Pourquoi devrions-nous empêcher des étudiantes de vendre leurs
ovules pour payer leurs études ou une augmentation mammaire ? Pourquoi devrions-nous
empêcher des femmes pauvres et altruistes de louer une partie de leur corps pendant 9 mois,
lorsque nombre d’entre elles en louent d’autres parties, des années durant ? Où sont les coupables
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et les victimes de ces crimes sans dommage ? Qui gênent-ils sinon les moralistes primitivistes et
l’Etat despotique ? N’est-ce pas le bon sens même et de la création de valeur au moyen de
l’économie collaborative ? Si la nature amorale fait les numéros différents les uns des autres,
inégaux dans leurs aptitudes respectives, c’est à la technologie de réparer les injustices en les
rendant tous identiques, interchangeables, également aptes à toutes les fonctions. Charge au
marché ou au service public d’élire les bénéficiaires de ces réparations suivant leurs règles
respectives. Laissons la gauche faire son travail d’éducation aux nouvelles technologies, et
réclamer « un plan pour l’Aide à la Production de l’Humain ». Laissons les anarchistes
galactiques, les queers, les associations LGTB, les parents et grands-parents de familles
homoparentales, babiller à propos de « GPA éthique », d’« assistance conviviale à la
procréation », d’« échanges amicaux » ou de « communisme des fluides ». Ces petites élites,
influentes et structurées, suractives au sein des arts et spectacle, de la communication et des
industries culturelles, de l’université, des grandes écoles et de l’appareil d’Etat, ont un don
d’innovation sociétale et sémantique précieux. Nous pouvons transposer leurs expériences à
l’échelle du grand public, quitte à les rendre plus réalistes. Le marché sera toujours plus efficace
pour le client et moins coûteux pour le contribuable.
Enfin ! Chacun sait aujourd’hui qu’en termes biologiques – scientifiques-, on n’a pas plus besoin
d’un papa et d’une maman pour faire des enfants, que d’un chou, d’une rose et d’une cigogne !
L’introduction du pénis dans le vagin est une pratique dépassée du point de vue
technologique, et excluante du point de vue social et marchand. – Voyez les bovins. La
collecte et l’échange de semences, par le biais d’une seringue en clinique ou en laboratoire
suffisent à la production des numéros. Quant aux forcenés de la famille, ils devraient se réjouir.
Grâce à la location d’utérus, un enfant peut avoir 3 mères (génétique, porteuse et légale) et 2
pères (génétique et légal). Ces coopératives de production commencent à recevoir leur
reconnaissance officielle avec les mariages collectifs – au Brésil, par exemple. Mais oublions les
phantasmes biologiques, les parents d’un enfant, ce sont évidemment ceux qui l’achètent :
particuliers, entreprises, collectivités publiques.
En fait, la fin de la fécondité des hommes et des milieux est la meilleure chose qui puisse nous
arriver, en nous arrachant à « l’ordre naturel », cet ersatz de religion auquel nous rivaient les
bioréactionnaires. Nous voici libres enfin, affranchis de la terre et du corps – ces fictions
jumelles - contraints d’inventer nos désirs et les voies de les satisfaire ; la sphère purement
artificielle où nous maîtriserons en toute conscience notre évolution.
Nous devons répandre l’enseignement des philosophes queer et les promouvoir à des postes de
prestige. Rien ne peut mieux gagner les esprits à nos prochaines percées scientifiques et
économiques, que leur créativité conceptuelle et leurs discours transgressifs. Ainsi, ce trait de
génie de Beatriz « Paul » Preciado - liquider le mot de « corps » - comme furent liquidés les mots
d’« homme », d’« humain », de « personne », de « sujet », afin d’en finir avec cette fiction
d’unicité, de « corpus » et d’exalter, au contraire, la diversité et la multiplicité des organes, des
tissus, des fluides. Leur irrépressible dispersion centrifuge. Ces mots étaient des os, des rocs en
travers de la pleine circulation des courants économiques et pulsionnels. La liquidation théorique
des corps justifie et valorise leur liquidation pratique. L’entière extension du marché de la
ressource humaine. Chacun devient détenteur d’un capital organique qu’il lui revient de gérer à sa
guise au même titre que ses biens meubles et immeubles. C’est cela l’émancipation !
L’affranchissement de toutes les assignations à cette carcasse où nous enferme notre naissance !
Nous devons absolument répandre l’éloge de Preciado envers ce mouvement qui milite
aujourd’hui aux USA pour le droit à l’amputation :
« Ces gens perçoivent leur corps comme un corps amputé, ils n’en ont rien à foutre d’avoir des
jambes, ils ne veulent plus les avoir. Or les médecins n’ont pas le droit d’amputer un organe sain.
S’est donc constitué un mouvement de revendication très intéressant parce qu’il redéfinit
27
l’organe. « C’est comme cela, disent-ils, que je vois mon corps ; c’est comme cela que je vois
ma vie : sur une chaise roulante. » Il y a donc des lieux multiples de production et de définition
de vérité des organes. »
On n’aurait pu rêver meilleure agence de communication que ce mouvement de redéfinition des
corps et des organes pour imposer dans le public, comme un nouveau droit à conquérir,
l’extension de ce marché rendu possible - et donc inévitable- par les progrès de l’anthropotechnie.
Le tout était de partir des bons sentiments.
C’est la réalisation de la première greffe de reins entre deux jumeaux par Joseph Murray, en
1954, à Boston, qui a ouvert le commerce de cette nouvelle ressource humaine ; les greffons. Il
suffisait de parler de « dons ». D’appeler « donneurs » et « receveurs », les vendeurs et les
acheteurs. Les numéros aiment donner, ils se sentent admirables. Comme le dit si bien une
politologue de la Sorbonne (et militante LGTB), « Pourquoi la gestation pour autrui devrait-elle
être condamnée à être marchande, alors que certaines femmes, déjà mères, peuvent ressentir la
fierté et la puissance de ce don comme d’autres sont heureux de donner sang et moelle ? »
L’appel aux dons nous a permis d’amorcer la pompe à sang. Nous en avons beaucoup pompé à
bas prix, dans les années d’après guerre aux Etats-Unis, quoique de mauvaise qualité, vu l’état
des vendeurs. Avec l’explosion du marché (reins, coeurs, foies, poumons, pancréas, cornées,
pénis, utérus, etc.), on atteint vite les limites du don gratuit entre vifs et celles du débitage des
morts. Les débuts furent féroces, comme chaque fois que s’ouvre une nouvelle « conquête de
l’Ouest », une nouvelle ruée vers l’or, le pétrole ou tout autre richesse. C’est, comme d’habitude,
la combinaison de l’initiative privée et de la puissance publique qui a permis d’organiser le
marché et d’optimiser l’exploitation de la ressource. Ainsi la République démocratique allemande
a-t-elle loué 50 000 cobayes à Bayer, Sandoz et à une quarantaine d’autres firmes pour tester
leurs médicaments, tandis que nos prospecteurs multipliaient les prises de sang en Colombie et
dans toute l’Amérique du sud, afin de breveter les gènes et cellules nécessaires à leur fabrication.
L’initiative privée, c’est celle de ces farouches vampires, cannibales, charognards, qui, à l’instar
des pirates marchands de l’Antiquité, ont lancé le marché rouge, le marché des pièces humaines.
Les trafiquants bédouins et leurs partenaires somaliens qui enlèvent les migrants dans le Sinaï
pour en extraire les pièces vendables. Leurs pareils de la frontière mexicaine. Les fiers
combattants de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) qui ont expédié plus de 2000 personnes
en Albanie, afin de les tuer et d’exporter leurs organes vers la Turquie et le Proche-Orient. Les
mêmes faisant ensuite appel à des vendeurs venus de Moldavie, du Kazakhstan, de Russie -
amputés mais jamais payés- tandis que leurs clients déboursaient entre 80 000 et 100 000 euros
par organe. Ce sont les investisseurs venus d’Allemagne, les chirurgiens de Turquie et d’Israël,
les prospecteurs d’Ukraine qui pillent les morgues pour le compte d’entreprises allemandes et
américaines, et vident les cadavres de leurs parties recyclables. À Kidneyville, dans les faubourgs
de Chennai, la capitale du Tamil Nadu, les prospecteurs achètent des reins par dizaines aux
rescapés du tsunami. À la frontière népalaise, le cheptel captif des blood farms, enchaîné et
affamé, alimente les banques de sang locales.
Pas de sensiblerie. Les forts tuent, les faibles meurent. Notre espérance de vie est à ce prix. Pas
de progrès sans sacrifice, surtout dans le domaine de la médecine où l’on ne peut pas toujours
disséquer des singes et simuler sur ordinateur. Il nous faut des sujets pour les expériences, des
produits et de la matière humaine. Qu’on les mange d’une façon ou d’une autre, quelle
importance ? Il a toujours fallu faire violence au nombre pour le mieux de l’espèce; et le nombre
a toujours soutenu l’élite contre ses défenseurs dès qu’il profitait lui aussi, si peu que ce soit, des
bénéfices du progrès. Il suffisait, comme pour les farines anthropiques et les repas totémiques, de
lui dire qu’il n’y avait là rien de nouveau et d’évoquer les mythes primitifs. Les numéros, dans
leurs machines à habiter, aiment autant se croire en avance sur leur temps que semblables à leurs
ancêtres des cavernes. Ils adorent l’idée d’utiliser les morts à la survie et au mieux-être des
vivants, plutôt que de jeter des os et des chairs pouvant servir à d’autres qu’à leurs propriétaires.
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Le marché se démocratise, la demande est telle qu’il faut se résoudre à autoriser la vente
d’organes comme en Iran où s’affrontent l’offre et la demande. Passée la Ruée rouge, les Etats
encadrent le marché de normes éthiques et législatives, et tout le monde en croque.
Aux Etats-Unis, un simple récupérateur de cadavres peut gagner jusqu’à 10 000 dollars par corps
obtenu grâce à ses contacts dans les hôpitaux, les morgues, les dépôts mortuaires. Les
funérariums signalent les fournisseurs potentiels. Les hôpitaux publics vendent leurs services de
prélèvement. Il faut sortir les os des bras, des jambes, les remplacer par des tubes en PVC – pour
les funérailles. Ouvrir la poitrine, extraire le coeur pour accéder aux valvules, retirer les veines de
sous la peau, les tendons destinés aux athlètes un peu usés.
Laissez faire, laissez passer. La Slovaquie exporte en Allemagne des pièces prélevées sur les
cadavres ; les Allemands exportent en Corée du Sud et aux USA ; les Sud Coréens au Mexique.
Les Etats-Unis vendent à plus de 30 pays et répondent aux deux-tiers des besoins mondiaux en
pièces humaines. Des distributeurs locaux s’activent dans l’Union européenne, en Chine, au
Canada, en Thaïlande, en Inde, en Afrique du sud, au Brésil, en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Certains représentent des multinationales cotées en bourse, tel RTI Biologies, un conglomérat
américain (11,6 millions de dollars de bénéfices avant impôts pour un chiffre d’affaires de 169
millions de dollars, en 2011). Un cadavre productif peut rapporter de 65 500 à 164 000 euros aux
différents acteurs de la filière, depuis le collecteur de pièces humaines jusqu’au revendeur de
produits médicaux et dentaires. L’industrie du cosmétique transforme la peau et les os en produits
sans indication d’origine pour gonfler les lèvres, accroître la taille du pénis ou effacer les rides.
Les laboratoires débitent les os et les façonnent en vis et en boulons utilisés dans des dizaines de
prothèses orthopédiques et dentaires. Ils les broient et les mélangent à des produits chimiques
pour fabriquer des colles chirurgicales d’une qualité bien supérieure aux colles artificielles.
Il n’y a de richesses que d’hommes. N’est-il pas beau, n’est-il pas merveilleux, de voir le vieux
précepte se réaliser aussi littéralement à travers ses myriades de corps, de vies individuelles
transformées en matières premières au service de la collectivité ? De la croissance et de
l’efficacité productive ?
En Chine, des milliers de condamnés à mort, souvent jeunes, sains, vigoureux alimentent chaque
année un marché très lucratif - souvent au profit des autorités locales. Ils apprécient cette dernière
occasion de rembourser leur dette envers la société et le pays. C’est en Chine et aux Etats-Unis
que les plus grandes biobanques du monde stockent d’immenses collections de pièces humaines -
urine, sang, plasma, lignées cellulaires, fluides, tissus, organes- semblables aux banques de
semences fortifiées aux Spitzberg. Le Beijing Genomic Institute a d’ailleurs séquencé les
génomes du riz, du concombre, du soja. Il a ouvert des branches locales aux Etats-Unis et en
Allemagne. Ses chercheurs, jeunes et conquérants, ont 27 ans de moyenne d’âge. Leur directeur,
35 ans. Et ils se lancent à l’assaut de tous les domaines génétiques, végétal, animal, humain,
microbiologique, armés de projets fabuleux. Outre-Pacifique, dans la Silicon Valley, la société
« 23 and me », qui vend des kits de tests génétiques, dispose déjà de l’ADN d’un million et demi
de numéros. Le séquençage d’un génome humain coûtait 100 millions de dollars, il y a une
décennie ; 1000 dollars, aujourd’hui. De quoi dépister toutes les maladies, profiler toutes les
tumeurs, identifier tous les numéros. Les biobanques se multiplient - déjà 300 en Europe, 84 en
France- telle la précieuse cérébrothèque de la Salpêtrière. Ces biobanques sont des mines
d’informations à exploiter et valoriser par nos firmes et nos chercheurs entrepreneurs. De leurs
amas d’échantillons et de statistiques sortent des molécules et des médicaments ; des profils et
des profits ; les moyens d’aboutir au « one best man ». Au seul meilleur homme possible dans la
seule meilleure société possible.
Dussions-nous manquer de pièces primaires, par épuisement des banques et des ressources
extractives, rien ne nous empêche de reprogrammer des cellules pour obtenir des capacités
équivalentes à celles des cellules souches embryonnaires, et de cultiver ainsi coeurs, foies,
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poumons, en vue de remplacer des organes défectueux. À Madrid, une banque d’organes bioartificiels
stocke déjà des matrices, par exemple des coeurs vidés de leurs cellules, mais dotés
d’artères, de vaisseaux et de veines, prêts à être ensemencés de cellules souches pour reproduire
de nouveaux organes. Une équipe japonaise a réussi des transplantations de foie chez des souris
et le savoir faire ne cesse de progresser – mais qu’y a-t-il d’impossible à nos bio-ingénieurs ? On
peut photolitographier le cerveau, on pourra le remplacer par son duplicata. Nos fablabs – nos
fabuleux laboratoires- impriment déjà le vivant en 3D. Des dizaines d’équipes y travaillent dans
le monde, telles Organovo, la première start-up californienne à mettre des bio-imprimantes sur le
marché. L’encre en est un liquide saturé de cellules vivantes. On construit des tissus avec
plusieurs couches de cellules. En Caroline du Nord, une équipe du Wake Forest Institute for
regenerative medecine est ainsi parvenue à imprimer un rein. Mais nous pouvons aussi bien
stocker des pièces détachées en produisant des clones et des numéros dédiés à cette fin
spécifique. Ils ne sont après tout que nos objets, conçus et fabriqués pour nous et par nous, dans
le moindre détail, pour servir à nos fins propres ; nos biens, nos machines ; produits de notre bon
plaisir pour servir notre bon plaisir. Si le droit du plus fort n’existait pas, nous aurions encore sur
eux le droit de propriété, d’usus et d’abusus. Nul ne viendra, j’espère, me parler d’âme, de
personne, de dignité, de morale et autres piperies bourgeoises ? Anarchistes galactiques et
docteurs en sciences humaines ont depuis longtemps pulvérisé ces fumisteries abstraites. Il n’y a
pas d’homme et tout est permis.
La production et la consommation de numéros sous forme de protéines est licite.
Leur mise en pièces pour remplacer nos pièces défaillantes est licite.
L’exploitation de leur force de travail là où elle pourrait encore rivaliser avec les robots, est licite.
La production de modèles, physiquement et psychiquement adaptés à des tâches spécifiques, est
licite.
Il est licite de concevoir, de fabriquer, de vendre et d’acheter, de jouir de modèles érotiques, car
tel est notre plaisir et ils ne sont que des jouets. Des objets sexuels, nos sex toys. Nous en
produirons pour tous les goûts, tous les segments de marché, mâles et femelles, homos, hétéros,
pédophiles et sado-masochistes, techniquement adéquats et conditionnés aux désirs des clients.
Il est aussi licite de les battre, de les dépecer, de les saigner, de jouir de leurs souffrances, car
nous avons le goût du sang et leur sang est licite. Pas d’anthropomorphisme. Ces machines
réagissent, mais sentent-elles autant que le souhaiteraient leurs usagers ? Ces cris, ces
convulsions, ces effusions, ne sont-ils pas que les grincements de leurs câbles, les frictions de
leurs rouages, les fuites de leurs lubrifiants ? Qui sommes-nous, d’ailleurs, et d’où parlent ceux
qui prétendent empêcher ces jeux au nom d’on ne sait quelle « dignité » ou « personne »
humaines. Que savent-ils de ce que ressent vraiment l’écorché vif et de la sombre extase qu’il tire
de sa dissection ; de cette cime de vie féroce qu’il atteint en cet instant où son tortionnaire le
délivre de son corps, de cette camisole de peau, de ces filets de nerfs, de veines et de tendons, de
cette cage d’os, de ces poches de chair molle et visqueuse pour libérer la multiplicité des organes
avec leurs vérités respectives. Que savent-ils de la connivence entre la proie et le prédateur, la
victime et l’assassin, le supplicié et le tortionnaire ? De quel droit parlent-ils à leur place ? Et s’il
me plait à moi, de m’offrir au scalpel du sculpteur – et même de le payer pour son oeuvre- en quoi
cela regarde l’Etat ou les autres ? Mon corps m’appartient, j’en fais ce que je veux. Si c’est du
« consentement libre et éclairé » que vous souhaitez, n’ayez crainte, nous vous en produirons
autant que vous voulez - contrats signés, tamponnés, enregistrés devant notaires et témoins tant
qu’il vous plaira ! Il ne manque pas d’amateurs enclins aux dépenses somptuaires et prêts à payer
cher pour assouvir leurs désirs. Ces individus énergiques, aux organisations fortes et nerveuses,
sont inévitables. Nulle morale n’étant fondée, nulle répression efficace, mieux vaut encadrer ces
pratiques d’un dispositif éthique et législatif plutôt que de les repousser dans une clandestinité
incontrôlable et plus dangereuse, finalement. Mieux vaut en tirer profit pour l’économie et la
société en vendant aux clients ce qu’ils prendront de toute façon, plutôt que de les stigmatiser et
de les brûler sottement. Ainsi la férocité de quelques-uns concourt au bien- être général et le
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malheur tourne au meilleur. Et puis, quoi ! Toute vie est un processus de dévoration ! Soyons
cruels. Ce ne sont pas les amis de la nature qui nous blâmeront, eux qui défendent les rats, la rage
et les raz-de-marée. S’il est vrai que nous en sommes également les produits, si nous ne valons
pas mieux que les virus, les requins et les éruptions volcaniques, pourquoi agir autrement ? La
nature ne connaît ni bien ni mal. Elle n’a d’autre loi que l’égoïsme et c’est lui obéir que de
torturer les numéros pour nous délecter. Il y a dans leur mise en pièces, je ne sais quelle furie de
puissance, de retour aux violences des enfants et des gamins qui cassent leurs jouets et crèvent les
chats ; des mères qui fracassent leurs enfants ; des guerriers qui hachent et broient chair et sang ;
des massacreurs de populations ; des savants tout-puissants qui feraient sauter le monde pour
jouir de cet immense éclair de désintégration. Qu’il périsse plutôt que soit contrarié
l’assouvissement de mes instincts naturels ; voilà toute l’écologie. D’ailleurs les numéros sont
là pour ça. Ils nous doivent tout et c’est assez. La nature ne met sa cause en rien. Pas même en
elle-même qui ne se connaît pas. Elle fonctionne, voilà tout, pur automate perpétuel. Parfaite
machine qui ne produit rien qu’elle-même - mais de façon toujours plus simple, fonctionnelle et
circulaire. Elle se moque de notre existence comme de la sienne. Elle se moque qu’il y ait
quelque chose plutôt que rien. – Mais rien est impossible, hélas - elle est inabolissable ; c’est bien
la seule limite qu’elle nous oppose. Et un véritable ennemi de Tout ne peut qu’enrager à l’idée
que quelque chose, toujours, lui survive.
Les timides et les pédants feront leurs petites moues, laissant choir de leurs petites lippes,
« Sade… Stirner… Nihilisme… ». Mais qu’est-ce qu’un nihiliste ? C’est un homme qui
envisage toutes choses d’un point de vue critique. Un homme qui ne s’incline devant aucune
autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe
est entouré. Nous, les Majuscules, nous ne louerons jamais assez les froides raisons de ces
esprits impavides et railleurs de toute moraline. Leurs maximes vulgarisées par leurs disciples
anarchistes et progressistes ont soumis les numéros, mieux que nous aurions su le faire, aux
exigences de l’implacable liberté : Fay ce que vouldras. « Il est interdit d’interdire ».
« Chacun fait c’qui lui plaît-plaît-plaît ». À moins, au contraire, qu’ils n’aient trouvé leurs
idées dans le mouvement réel de nos machines sociales. Et dans ce cas, ils seraient moins nos
hérauts que nos apologistes.
Qu’importe qui vient en premier, de la poule ou de l’oeuf, tant que la machine tourne rond. Le
malheur du nombre fait le bonheur des meilleurs et leur prospérité ruisselle enfin jusque dans les
bas-fonds de la quantité. On sait que les trafiquants ne vendent pas leurs drogues par altruisme ;
ils n’en font pas moins le bonheur des toxicomanes, des acteurs de la filière (producteurs,
passeurs, chimistes, grossistes, semi-grossistes, détaillants), des fonctionnaires de police, de
justice et de santé et finalement le bien de tous résulte de chacun pour soi. Si un numéro veut
s’injecter de l’héroïne, qui suis-je pour le morigéner ? C’est son choix, son droit, sa liberté.
Cependant les fortunes édifiées dans ce commerce accroissent la richesse des nations,
s’investissent dans d’autres secteurs et nourrissent l’industrie du luxe qui fait vivre tant de
numéros et de beaux-arts. Il en est ainsi des produits récréatifs (tabac, alcool, psychotropes), des
biens de consommation (sexe, loisirs, culture) et des biens de nécessité (alimentation,
habillement, logement). Tout le défi est d’inventer sans fin les désirs qui feront tourner la
machine et croître la circulation financière. Il faut pour cela observer sans cesse les numéros,
épier leurs comportements, leurs faits et gestes, leurs mots et leurs silences ; scruter leurs
dépenses ; sonder leurs esprits ; formuler leurs tendances obscures et sourdes, avant même
qu’elles ne s’éveillent en un voeu précis et les réjouir en offrant à leur convoitise ce qu’ils
ignoraient même désirer. Mais qu’y a-t-il d’impossible à nos psychologues, à nos anthropologues,
sociologues et numérologues ?
Nous approchons avec nos boîtes à rêves du concept optimal pour la société comme pour les
sociétaires. L’un des plus lucides penseurs galactiques l’avait vu, il y a longtemps : moins il y a
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de réalité vécue, plus nous devons fournir aux numéros une réalité de substitution pour les
occuper. Et plus cette réalité virtuelle remplace la vie réelle, plus elle doit être convaincante et
perfectionnée. Le cinéma est l’ancêtre de la boîte à rêver. Il a fait l’affaire dans la première moitié
du XXe siècle pour divertir les masses des grandes villes, arrachées des campagnes. La télévision
a vidé les cafés où l’on buvait trop et où l’on parlait mal, pour enfermer les spectateurs chez eux.
Ils n’en souffraient pas d’ailleurs, ils ont simplement augmenté leurs séances de rêve à trois
heures par jour et toute la journée, le dimanche. La multiplication des chaînes et du nombre
d’écrans par foyer a accoutumé les plus jeunes - et les plus remuants - à cette existence passive et
vécue par procuration. C’était parfait. Nous avons produit des générations d’abrutis obèses, avec
parfois de légers dysfonctionnements (un certain goût de la violence, par exemple). Nos pop
philosophes et nos sociologues des media ont habilement désarmé les (rares) critiques. Pas
d’élitisme, pas de moralisme. Qui vous permet de juger la culture populaire ? Au nom de quelle
distinction ? On a vite remplacé « culture populaire » par « culture commerciale » - puisque
c’était celle que consommaient les numéros. Nos dresseurs ont enseigné l’usage de la télévision,
de la publicité, des jeux vidéos, d’Internet, des smartphones et des réseaux sociaux à leurs élèves,
sous prétexte d’éduquer leur esprit critique, et mis l’étude des séries américaines au programme
des universités. Jouer, c’est apprendre. Nous formons les cerveaux et les esprits en
soumettant les enfants aux jeux vidéo, dès le plus jeune âge. Le temps passé sur l’écran,
casque aux oreilles, atteint déjà 6 heures par jour chez les jeunes franciliens, davantage chez les
otaku japonais. L’Académie des sciences et le psychologue Serge Tisseron ont relativisé les
prétendus effets de la violence des jeux : il faut cesser de culpabiliser les parents. Nous utilisons
les jeux au service des entreprises, pour former les numéros et faire des gains de productivité,
nous transformons le travail en compétitions, individuelles ou par équipes. – Naturellement, nous
tâchons de sortir de l’éternel cliché du héros mâle blanc avec des rôles issus de la diversité ;
femmes, homos, non-Blancs.
Les jeux vidéo toujours plus réalistes, immersifs, ont aspiré les joueurs pour des sessions
toujours plus longues ; des jours, des semaines de parties sans fin, à peine interrompues durant les
heures ouvrables – pour ceux qui avaient encore un emploi ou des cours scolaires.
L’assemblage des lunettes de vision 3D, des combinaisons tactiles, des implants sensoriels et des
psychotropes de nouvelle génération a ouvert la boîte à rêve. Les systèmes haptiques permettent
de « toucher ». Des recherches sont en cours pour ajouter l’odeur et la chaleur. Depuis 2012, la
réalité virtuelle sert à l’entraînement des soldats américains ; à la formation des pompiers, des
policiers, des chirurgiens – en fait aux activités et aux divertissements de tous : porno, cours
scolaires, conférences, marketing. On peut choisir des histoires dont on est le héros, visiter un
musée, une ville, un autre monde peuplé d’animaux, se brancher en réseau pour une orgie
numérique – la réalité virtuelle change la vie ! Elle la rend ennuyeuse, superflue, mal conçue.
La vie de synthèse, artificielle, est bien plus sûre et excitante, pleine de surprises prévisibles et
d’aventures sans risque grâce aux pics de suspens réguliers.
Les rêveurs reposent dans leur boîte, sous perfusion alimentaire, équipés de prothèses de réalité
virtuelle dans l’obscurité d’un ventre moelleux. Ils baignent ainsi des heures et des jours, dans
l’eau marine à 36 degrés, nourris de leur urine recyclée, mélangée d’additifs et de nutriments. Ils
y vivent des errances merveilleuses à travers les temps et les paysages, emmêlés de manière
impossible dans la vie prétendue réelle – comme s’il pouvait y avoir une réalité hors des sens et
des perceptions. Et ils n’ont jamais froid ni peur, ils ne sont jamais surpris de leurs visions, ni de
leurs sensations de sucre et d’ozone, de saveurs violettes, fondantes et chaudes, ni de leurs
rencontres et de leurs jeux avec les créatures, dans les eaux, les rouleaux, les haleines des rivages
et dans les sables au-delà, parsemés d’herbe folle. Ils paient pour cela plus cher que n’a jamais
payé nul amateur de paradis artificiel, de fumeur d’opium ou d’acid head, mais cela vaut le trip,
mec. Et quand ils en sortent, ils n’ont de cesse que d’y retourner ; à tout prix.
Et c’est ce qu’on leur fera payer, par Smith ! Il y a de l’or dans le rêve ! Il suffit de savoir
l’exploiter : produit idéal, clientèle captive, investissements réduits, retours fabuleux. On pose
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des brevets. On couvre tous les angles. On fait de la vente et du leasing de caissons pour la
clientèle des prescripteurs haut de gamme. Les autres viendront à la rêverie. On peut aligner et
empiler des dizaines de boîtes par silo. On en met partout, dans toute la ville, dans toutes les
villes. Les numéros paieront à l’entrée, il y aura des formules abonnements. Les fauchés paieront
en nature, ils donneront leur sang, un oeil, un bras. On les mettra en morceaux ! – Mais avec leur
consentement libre et éclairé. On les branche sur la pompe à rêves, ça c’est une trouvaille ! Il faut
toujours avoir un retour client, faire des enquêtes de satisfaction. Avec la pompe à rêves, on peut
leur siphonner la tête, accumuler des données. On sait ce qui cloche, ce qui marche, comment
améliorer le produit, le rendre plus performant, plus accrocheur, plus vendeur. On élimine les
éléments de trouble dans les scénarios, on renforce les béatitudes, les euphories, les extases, pour
aboutir au rêve standard idéal, au one best dream. On leur explose les zones de plaisir. On fait du
rêve sur mesure, personnalisé, pour la clientèle de luxe. On récupère leurs idées pour forger de
nouveaux concepts ; nouveaux produits, nouveaux services, nouvelles organisations –
innovations ! Le rêve, c’est de l’or ! - Pourvu qu’on sache le miner, le capter et le valoriser. On
met leurs cerveaux en batterie pour multiplier leur puissance cognitive ! Tous ces temps morts de
cerveaux disponibles ! Quel gâchis incroyable ! Les ordis traitent les enregistrements oniriques.
La gestion d’un pareil stock de ressources humaines ne pose aucun problème. Une population de
rêveurs n’a pas de gros besoins, ne tient pas beaucoup de place, ne trouble pas l’ordre public.
C’est juste une réserve de main d’oeuvre, de cobayes, de protéines, d’organes, de fluides, de
tissus, etc., à toutes fins utiles. On supprime les excédents, les surnuméraires et cependant, ils
payent pour leur maintenance. La seule exploitation de leur matière grise nous rembourse
largement de l’air qu’ils respirent et des infrastructures requises. Ils mènent, chacun pour soi, la
vie de rêve qu’ils ont voulue et choisie. Un rêve dont ils n’auraient jamais rêvé et que nous leur
avons ouvert. Il se peut qu ils aillent trop loin : overdream. Qu’ils en meurent d’assuétude ; de
faim, d’épuisement, d’un prélèvement de trop – mais c’est leur rêve. Nous leur vendons, nous ne
le jugeons pas : fair deal.
Nous pourvoyons à leur rêve, non par altruisme mais dans notre propre intérêt. Le rêve de chacun
est l’huile qui lubrifie la machine sociale, le moteur qui l’entraîne, le combustible qui l’alimente,
le mobile de son perfectionnement perpétuel que nous voyons aujourd’hui culminer dans
l’intégration cybernétique de l’homme-machine au monde-machine, en passant par la machine à
gouverner. Ainsi, chacun faisant ce qui lui plaît, aboutissons-nous à l’optimisation générale de la
machine sociale, comme l’avaient bien dit Smith et Mandeville, les prophètes de la science
économique.
On peut tout dire – et d’ailleurs tout est dit. Je défie quiconque de trouver ici un fait, une idée,
quoi que ce soit de nouveau – sinon, peut-être, leur assemblage- mais je n’en jure pas ; ce serait
offusquer les connaisseurs.
Les numéros savent tout. Ils savent qu’ils ne sont que des numéros et qu’ils n’y peuvent rien.
Il y a bien quelques têtes folles qui posent aux forts d’esprit et aux libres penseurs mais ils ne
veulent rien et il n’y a pas de voie là où il n’y a pas de volonté.
Ce sont des artistes avec des vanités d’artistes. Les chants désespérés sont les chants les plus
beaux ? Va pour le désespoir. L’un fait du désespoir en livres, l’autre en films, en tableaux, en
BD, en « installations », en « performances » et en musique. Il devait y avoir un chanteur sur la
dunette du Titanic, exultant de pousser son pur sanglot. Ils ne veulent rien d’autre qu’être publiés,
passer à la radio, dans les journaux et à la télé. Les numéros s’en moquent comme ils se moquent
des numéros. Nous les Majuscules, nous sommes leur seul public, leurs meilleurs lecteurs et
spectateurs. Nous trouvons des idées dans leurs oeuvres. Leurs craintes nous suggèrent des
projets, leurs critiques nous informent de nos failles, leurs créations nous rapportent de l’argent.
Ce sont nos fous, inoffensifs et utiles, nous devons les préserver comme générateurs de
propositions extérieures et aléatoires, afin d’introduire dans la rationalité circulaire de nos
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programmes, des ferments d’imprévu et d’évolution. Ils refusent les honneurs et l’argent tant
qu’on ne leur en offre pas. Ils en crèvent secrètement et ils sont même prêts à d’âpres et sourdes
rivalités à la moindre occasion. Ils tentent alors, surtout en vieillissant, de se vendre au plus cher,
avec ce trésor de connaissances amassé dans leur dissidence. Au fond, ils sont des nôtres. Ce sont
nos cadets, nos enfants impatients qui n’avaient pas trouvé de place à leur hauteur, ni l’emploi de
leurs titres et capacités dans l’affaire de famille. La plupart reviennent toujours.
À quoi bon ce discours alors, sinon pour appeler nos décideurs à l’audace, à l’optimisme, à l’élan
qui doivent être les nôtres. Rien de grand ne se fait sans risque, sans dommage ni difficulté : c’est
la rançon du Progrès. Nous l’avons toujours su et nous avons toujours poussé outre, de l’âge du
silex à celui du silicium ; des terroirs de maraude aux conquêtes spatiales. J’ai montré qu’à
rebours des jérémiades des prophètes de malheur envers lesquelles nos dirigeants politiques sont
d’une criminelle complaisance, jamais nos perspectives de croissance et d’expansion n’avaient
été si prometteuses. Jamais nous n’avons eu de tels gisements de matières premières, ni de
moyens si perfectionnés de les transformer. La science et la technologie nous permettent de
trouver et d’exploiter ces gisements inconnus, mais aussi d’en inventer d’autres avec l’usage
industriel d’éléments et de matériaux aussi communs que le vent et le carbone. Délivrons-nous de
la dictature de la peur, des craintes millénaristes, des épouvantes malthusiennes, avec leurs
« principes de précaution », leurs menaces de « chaos climatique » et autres fantasmagories.
L’obscurantisme, voilà la vraie pollution ; luddites et technophobes, voilà les vrais pollueurs. Ce
n’est pas le repli nostalgique et réactionnaire à la caverne primitive qui sauvera l’espèce, mais le
grand bond vers les étoiles des cyborgs, nos successeurs. Il faut pousser les feux : plus de science,
plus de technologie, plus d’investissements dans la recherche ! Nous n’avons pas le choix :
accélérer ou mourir ! Nous devons être à la hauteur de l’épopée surhumaine.
Nous, les Majuscules, nous jouons dans l’histoire le plus grand rôle révolutionnaire.
Partout où nous avons conquis le pouvoir, nous avons détruit les relations familiales, sociales,
traditionnelles. Tous les liens variés qui unissaient le numéro à ses alliés naturels, nous les avons
brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autres liens que la froide efficacité, les dures
exigences du « one best way ». Nous avons noyé les transports de l’art, l’enthousiasme
patriotique, la sentimentalité populaire dans les eaux glacées du calcul rationnel. Nous avons
supprimé la dignité de l’individu devenue simple superstition ; aux innombrables libertés dûment
garanties et si chèrement conquises, nous avons substitué l’unique et impitoyable liberté du désir.
En un mot, à la consommation que masquaient les illusions artistiques et anarchistes, nous avons
substitué une consommation ouverte, éhontée, directe, brutale.
Nous avons dépouillé de leur prestige toutes les activités considérées jusqu’alors, avec respect,
comme émancipatrices. Le scientifique, le professeur, le penseur, l’artiste, nous en avons fait des
novateurs sur contrat.
Nous avons déchiré le voile de sentimentalité kitsch qui recouvrait les rapports humains et nous
les avons réduits à de simples rapports de force.
C’est nous qui, les premiers, avons fait la preuve de ce dont est capable l’activité scientifique :
nous avons créé de tout autres merveilles que les gratte-ciel de Shanghai, les pipe-lines d’Arabie,
les centrales nucléaires ; nous avons mené à bien de tout autres expéditions que les guerres
mondiales et le programme Apollo.
Poussés par le besoin de ressources de plus en plus larges pour nos systèmes, nous avons envahi
l’univers. Il nous faut nous répandre partout, mettre tout en exploitation, établir partout des
relations.
Par l’exploitation du marché mondial, nous donnons un caractère cosmopolite à la production et à
la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, nous avons enlevé à la
nation sa base industrielle. Les vieilles nations industrielles ont été détruites et le sont encore
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chaque jour. Elles sont évincées par de nouvelles puissances, dont l’expansion devient une
question de vie ou de mort pour les économies modernes, économies qui ne transforment plus des
matières premières locales, mais venues des zones les plus éloignées, et dont les produits se
consomment non seulement sur place, mais sur tous les marchés à la fois. À la place des anciens
besoins que la production nationale satisfaisait, nous en créons de nouveaux, réclamant pour leur
satisfaction les produits des zones les plus arriérées. À la place de l’autarcie passée des régions et
des nations se suffisant à elles-mêmes, nous développons des relations mondiales, une
interdépendance universelle des économies. Et il en va des biens immatériels comme de la
production matérielle. Les oeuvres intellectuelles deviennent notre propriété privée. L’étroitesse
et l’exclusivisme ethniques deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des
cultures populaires nous faisons une world culture.
Grâce à la perfection accélérée des instruments de production, grâce aux communications
électroniques, nous entraînons dans le courant de la modernité jusqu’aux nations les plus
arriérées. La séduction de nos produits est le soft power qui nous permet d’abattre toutes les
murailles de Chine et contraint à la capitulation les xénophobes les plus opiniâtrement hostiles à
tout étranger. Sous peine de mort, nous forçons toutes les nations à adopter notre mode de
production ; nous les forçons à introduire chez elles ce que nous appelons modernité. En un mot,
nous façonnons un monde à notre image.
Nous avons soumis la campagne à la domination de la ville. Nous avons créé des mégapoles ;
nous avons prodigieusement accru les chiffres de la population des villes par rapport à la
campagne, et, par là, nous avons asservi une partie importante du cheptel à l’abrutissement de la
vie des villes. De même que nous avons subordonné la campagne à la ville, nous avons rendu
dépendants les pays agricoles ou semi-industriels des métropoles technologiques, les peuples de
paysans des peuples de citadins, le Sud du Nord.
Nous supprimons de plus en plus la dispersion des moyens de production, de la propriété et du
cheptel. Nous avons aggloméré le cheptel, centralisé les moyens de production et concentré la
propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de ces changements a été la
centralisation politique. Des pays indépendants, tout juste alliés entre eux, ayant des intérêts, des
lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupés en une seule
superpuissance, avec une seule gouvernance, une seule législation, une seule monnaie, un seul
intérêt multinational de classe, derrière un seul cordon douanier.
Classe au pouvoir depuis un siècle à peine, la technocratie a déchaîné des forces plus nombreuses
et plus gigantesques que ne l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. Maîtrise
des forces physiques, automatisation, application des technologies à l’industrie et aux services,
aviation, TGV, Internet, urbanisation de continents entiers, canalisation des fleuves et barrages
hydro-électriques, surpopulations jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de
telles forces titanesques gisaient au sein du travail savant ?
Les Majuscules n’ont aucune raison de masquer leurs opinions et leurs intentions. Nous
proclamons ouvertement que nos buts ne peuvent être atteints que par le renversement concret de
tout l’ordre anthropique passé. Que les espèces inférieures tremblent devant une révolution
cybernétique ! Les technocrates n’ont rien à y perdre que des boulets. Ils ont l’univers à gagner.
CYBORGS DE TOUTES LES METROPOLES,
UNISSONS-NOUS EN UN SEUL RESEAU !
Yannick Blanc
Grenoble, le 20 décembre 2015