Un sujet distribué. Lacan, Bouddha, Varela
En novembre dernier j’ai assisté à une
journée d’étude originale dans le domaine de la psychanalyse, qui
proposait d’articuler philosophie, bouddhisme et psychanalyse. Elle
s’intitulait « Au delà du moi, la liberté ? Psychanalyse philosophie,
méditation » (lire le programme et écouter les interventions). L’initiative est venue d’une association de psychanalystes, “Jeunes&Psy“, fondée par Nicolas d’Inca, psychologue clinicien, qui tient également un blog, Psychologie et méditation.
Cette journée novatrice a permis à ce lien entre bouddhisme et
psychanalyse, qui existe dans les pratiques, mais sans grande
visibilité, d’apparaître sur le devant de la scène et, je le souhaite,
de semer quelques graines intéressantes dans la réflexion
psychanalytique contemporaine. Les rigidités dogmatiques et les
catégorisations solides qui découpent jusqu’à présent la psychanalyse
française en écoles et en pratiques souvent stéréotypées (lacaniens,
freudiens, jungiens, etc.) sont en train de se « désolidifier » et
finiront, je l’espère, par se dissoudre, sous l’impulsion de
propositions de ce type.
Tous les chemins ne mènent pas au bouddhisme
J’ai suivi cette journée parce que ces
trois domaines me sont familiers, et que leur articulation a piqué ma
curiosité. La philosophie et la psychanalyse sont des terrains que le
chercheur en sciences humaines et sociales peut rencontrer aisément,
soit dans son activité scientifique, soit dans son cheminement
personnel, donc rien de particulier à cet égard. Mais le bouddhisme est
évidemment plus rarement présent dans nos travaux, et l’on n’y vient pas
comme ça. Pour ma part, j’y suis venue par les sciences cognitives, par
la lecture de Francisco Varela
et des théories de l’énaction. Je suis arrivée à l’énaction par la
cognition sociale, dans sa version distribuée, à laquelle je suis
elle-même parvenue par ma réflexion sur les processus de production du
discours, me sentant à l’étroit dans les théories du contexte
disponibles dans les disciplines texte-discours contemporaines, et
souhaitant intégrer à mon travail la réalité matérielle et
expérientielle. Voilà pour mon cheminement. Mais quel rapport avec le
bouddhisme, allez-vous me dire ? J’y viens.
L’énaction est un courant qui nous vient du Chili, proposé par Varela à partir de son travail avec Humberto Maturana, biologiste et philosophe, auteur du concept d’autopoièse.
L’autopoièse signifie que les systèmes vivants sont autonomes, qu’ils
produisent en quelque sorte leurs propres représentations, gèrent leurs
fonctionnements dans leurs environnements et produisent finalement leur
existence. Cette position constitue une contestation de la cognition
internaliste (ou « paradigme de l’ordinateur ») qui avance au contraire
que les représentations du monde extérieur sont prédéterminées et codées
dans l’esprit humain, qui fonctionne à cet égard comme un ordinateur,
et qu’on ne peut connaître les objets extérieurs qu’à travers les
représentations qu’on en a.
Varela insiste en particulier sur la
notion d’émergence, qu’il emprunte à la pensée bouddhiste : selon lui,
les représentations ne sont pas préalables, déposées dans des cadres (frames),
mais émergent, sont « énactées » au fur et à mesure que les agents
évoluent dans les environnements. Il déclare par exemple dans L’inscription corporelle de l’esprit,
qui constitue une synthèse de la question élaborée avec Eleanor Rosch
et Evan Thompson que « la cognition, loin d’être la représentation d’un
monde prédonné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à
partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le
monde » (Varela et al. 1993 : 35). Cet « avènement conjoint »
constitue une interaction réciproque entre nos perceptions et nos
manières de nous mouvoir dans le monde (notre motricité) ; il s’agit
donc d’une cognition incarnée, autrement dit une élaboration
corporelle de la conscience et de la connaissance : « La connaissance ne
préexiste pas en un seul lieu ou en une forme singulière, elle est
chaque fois énactée dans des situations particulières. » (Varela et al. 1993 : 97). Une des meilleures illustrations que Varela donne de l’émergence figure dans Quel savoir pour l’éthique ?, où il emploie une comparaison éthologique :
Utilisons
une des meilleures illustrations des propriétés émergentes : les
colonies d’insectes. [...] Une chose est particulièrement frappante dans
le cas de la colonie d’insectes: contrairement à ce qui se passe avec
le cerveau, nous n’avons aucun mal à admettre deux choses : a) la
colonie est composée d’individus ; b) il n’y a pas de centre ou de “moi”
localisé. Pourtant, l’ensemble se comporte comme un tout unitaire et,
vu de l’extérieur, c’est comme si un agent coordinateur était
“virtuellement” présent au centre. C’est ce que j’entends lorsque je
parle d’un moi dénudé de moi (nous pourrions aussi parler de moi
virtuel) : une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de
simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu’il n’y
en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d’interaction
pour le comportement de l’ensemble (Varela 1996 : 85-87).
Le sujet de la conscience selon Varela ne
siège pas dans un centre, qu’il soit neuronal ou métaphysique, mais
réside dans notre inscription dans les environnements de notre existence
: il s’agit donc un esprit distribué dans le monde, et non plus
encapsulé dans une forme d’intériorité de la conscience.
Une conception distribuée du sujet et du moi
Le colloque « Au delà du moi, la
liberté ? » mettait en rapport avec beaucoup de fécondité des
conceptions du moi de ce type, mais à partir de la psychanalyse et du
bouddhisme. Nicolas d’Inca rappelait en introduction à quel point la
vision actuellement dominante du moi en fait un monde clos sur lui-même,
doté d’une « massivité » qui lui vient en partie de la conception
cartésienne. Il rappelait également que Derrida, en 1990, recommandait
déjà de “ne pas oublier la psychanalyse”, pour que cette conception du
moi ne finisse pas par dominer nos références.
Jean-Jacques Tyszler explique en effet au
début de la journée que chez Freud même, on ne trouve pas de conception
du moi comme instance régulatrice ou comme synthèse, qui fonde en notre
modernité une conception de l’identité qui envahit la vie sociale et
politique. Il souligne que chez Freud, le moi est un « bric-à-brac »,
une notion instable et peu formalisée. Pour Lacan relecteur de Freud, ce
moi massif et tout-puissant n’existe pas, mais il est au contraire une
instance de méconnaissance, la fonction moïque étant porteuse de la
paranoïa ordinaire du sujet. Croire à son moi, c’est tomber dans les
rets du sujet, et donc céder à l’aliénation, au fantasme et à la
pulsion. Pour Lacan, il est impossible que le sujet soit identique à
quelque chose qui serait lui-même, puisque le sujet est défini comme
sujet du fantasme. Notre identité nous échappe, puisque nous sommes le
fantasme de l’autre, nous sommes ce que façonne le regard de l’autre :
“Le moi est référentiel à l’autre. Le moi se constitue par rapport à
l’autre. Il en est corrélatif”, affirme-t-il dès le premier séminaire
(1953-54 : 83). Jean-Jacques Tyszler souligne que la conception de Lacan
n’est pas dénuée d’un certain pessimisme, car il a tendance à réduire
l’humain à ses objets de tyrannie, au nombre de quatre : le sein, les
fèces, la voix et le regard. Il rappelle que le « rien » (“l’objet
a-rien”) a failli devenir le cinquième objet, ce qui aurait
considérablement rapproché la psychanalyse lacanienne de la pensée
bouddhiste.
Jean-Luc Giribone, prenant ensuite la
parole, revient sur ce cinquième objet écarté et rappelle que le moi est
exactement défini par Lacan comme l’objet dont le sujet tombe amoureux,
installant avec lui une relation imaginaire. La formule est connue :
“L’objet aimé est dans l’investissement amoureux, par la captation qu’il
opère du sujet, strictement équivalente à l’idéal du moi” (1953-54 :
201). Pour Lacan, il s’agit même de la structure de la folie : croire en
son moi, croire que l’on est quelque chose et que ce quelque chose
possède à la fois une existence « solide » et une importance. Or le moi,
pour le bouddhisme, est une forme de rien, le non-moi (un prolongement
de cette intervention sur le blog
de N. d’Inca). Sur ce point, il existe de véritables analogies entre la
psychanalyse et le bouddhisme, en particulier dans les textes d’un des
maîtres inspirateurs de cette journée, Chögyam Trungpa, principale
figure du bouddhisme tantrique au 20e siècle. Dans Pratique de la voie tibétaine,
sous-titré « Au-delà du matérialisme spirituel », publié en 1973,
Trungpa a des formules que Lacan aurait pu produire vingt ans auparavant
:
Il
est important de voir que le point esentiel de toute pratique
spirituelle est de sortir de la bureaucratie de l’ego, c’est-à-dire de
ce constant désir qu’a l’ego d’une forme plus haute, plus spirituelle,
plus transcendante du savoir, de la religion, de la vertu, de la
discrimination, du confort, bref, de ce qui fait l’objet de sa quête
particulière. Il faut sortir du matéralisme spiriruel (1973 : 24).
Un peu plus loin, dans un chapitre
intitulé « Le développement de l’ego », Trungpa décrit comment la
littérature bouddhiste représente l’ego, à travers la métaphore du singe
prisonnier :
On
parle d’un singe emprisonné dans une maison vide, une maison percée de
cinq fenêtres représentant les cinq sens. Ce singe est très curieux : il
sort sa tête par chacune des fenêtres et il n’arrête pas de sauter
de-ci de-là inquiet. C’est un singe captif dans une maison vide. La
maison est solide, ce n’est pas la jungle dans laquelle le singe
bondissait et se balançait accroché aux lianes, ni les arbres dans
lesquels il pouvait entendre souffler le vent et frémir les brachages et
les feuillages. Toutes ces choses ont été complètement solidifiées. En
fait, la jungle elle-même est devenue sa maison solide, sa prison. Au
lieu de se percher dans un arbre, notre singe curieux a été emmuré dans
un monde solide, comme si une chose fluide, une cascade dramatique et
belle, avait soudain gelé. Cette maison gelée, faite de couleurs et
d’énergies gelées, est complètement immobile (p. 135-136).
Cette parabole trouve d’étonnants échos dans le second séminaire, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse
(1954-55). C’est sans doute le plus “bouddhiste” des textes de Lacan,
texte où il propose quelques notions fortes comme le “décentrement du
sujet”, la “tendance à croire que nous sommes nous”, et où il explique
que l’inconscient est “ce sujet inconnu du moi” (p. 59) : “Dans
l’inconscient, exclu du système du moi, le sujet parle” (p. 77).
Un réseau contemporain de propositions anti-dualistes : entrer dans le post-humanisme
En écoutant les communications, je
pensais à Varela évidemment, mais aussi à d’autres propositions affines
dans d’autres disciplines, qui ont en commun cette conception distribuée
et fluide de l’esprit et du moi : le moi est dans l’autre, que cette
altérité soit humaine ou non-humaine, et par conséquent, l’existence
s’accomplit sur le mode de la distribution, de la médiation et du
décentrement. Nous vivons en effet actuellement un tournant
épistémologique important dans les sciences humaines, caractérisé par
l’effacement des grands binarismes et une recomposition de la pensée sur
le monde qui ne passe plus par la référence à des centres : les pensées
en «-centrisme » sont de plus en plus contestées et invalidées :
anthropocentrisme, ethnocentrisme, européanocentrisme, égocentrisme et
logocentrisme. Nous sommes entrés dans l’ère du post-centrisme. Quelques
exemples, au fil de ma pensée :
– La cognition distribuée, lancée au début des années 1990 par Edwin Hutchins
dans son étude princeps sur la circulation de l’intelligence à bord
d’un avion (1991), pose que les objets de notre entourage sont des
agents psychiques, et que, dans un cockpit par exemple, les informations
ne circulent pas seulement dans l’interaction duelle entre le pilote et
le copilote, mais se « distribuent » à travers les instruments de
mesure.
– La théorie de l’extended mind de Alan Clark et David J. Chalmers,
qui défendent l’idée de l’externalité de l’esprit, emprunte cete voie
de la distribution et du décentrement : mon esprit est, partiellement,
non seulement dans le vôtre, mais aussi dans les artefacts et les objets
matériels qui m’entourent et dont je fais usage.
– La réflexion sur l’identité de François Laplantine dont je viens de relire l’essai Je, nous et les autres (lire un compte rendu),
tout juste republié aux Éditions du Pommier est absolument adéquate aux
conceptions lacanienne et bouddhiste. Laplantine est très hostile aux
deux concepts d’identité (dérivé d’une conception du moiet de
représentation, qui solidifient selon lui de manière draatqiue notre
rapport à l’autre et au monde.
– Même si le concept est critique dans
son esprit, et même si je trouve sa position conservatrice et
déploratoire, la notion de “liquidité” avancée par Zygmunt Bauman, qui
constitue un exact pendant à la “solidité” pensée par Laplantine, nous
aide à penser les circulations et les décloisonnements post-cartésiens,
dans Identité en 2004 et Le présent liquide en 2007.
– Mais c’est sans doute la position
d’Axel Honneth qui me semble la plus opératoire en sciences humaines,
car issue d’une synthèse puissante des remises en cause du sujet dans la
seconde moitié du 20e siècle (1993). Honneth propose la notion
d’”autonomie décentrée”, ne souhaitant pas abandonner totalement le
sujet au néant du non-moi, mais ne visant pas non plus le retour à une
conception pré-structuraliste d’un moi de la maîtrise et de la pleine
conscience.
On le voit, les circulations sont
intenses entre les différents paradigmes qui s’occupent de la question
du sujet et du moi dans une perspective non cartésienne : psychanalyse,
bouddhisme et méditation, cognition sociale, anthropologie, philosophie
de l’esprit, philosophie morale. Il ne me semble désormais plus possible
d’adopter une conception egocentrée du sujet, qui détiendrait une
perspective sur ‘autre et sur le monde. Reste à assumer cette
modification épistémologique dans nos disciplines, ce qui, en
linguistique en tout cas, aussi discursive soit-elle, reste encore
largement à accomplir.
Références
Bauman Z., 2010 [2004], Identité, trad. anglais M. Dennehy, Paris, L’Herne.
Bauman Z., 2007, Le présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires, trad. anglais L. Bury, Paris, Seuil.
Clark A., Chalmers D., 1998, « The extended mind », Analysis 58 (1) : 10-23.
Honneth A., 2008 [1993], « L’autonomie décentrée. Les conséquences de la critique moderne du sujet pour la philosophie morale », dans Psychologie morale, Autonomie, responsabilité et rationalité pratique, Paris, Vrin, 347-364.
Hutchins E., 1994 [1991], « Comment le cockpit se souvient de ses vitesses » (trad. de « How a Cockpit Remembers its Speed »), Sociologie du travail 4 : 461-473.
Lacan J., 1975 [1953-1954], Séminaire 1, Les écrits techniques de Freud, Paris, Éditions du Seuil.
Lacan J., 1978 [1954-1955], Séminaire 2. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil.
Laplantine F., 2010 [1999], Je, nous et les autres, Paris, Le pommier.
Trungpâ C., 1976 [1973], Pratique de la voie tibétaine. Au-delà du matérialisme spirituel, trad. de l’américain par V. Bardet, Paris, Seuil.
Varela F., Thomson E. & Rosch E., 1993 [1991], L’inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine, trad. V. Havelange, Paris, Seuil.
Varela F., 1996, Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte.
Crédits photographiquesBauman Z., 2010 [2004], Identité, trad. anglais M. Dennehy, Paris, L’Herne.
Bauman Z., 2007, Le présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires, trad. anglais L. Bury, Paris, Seuil.
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Varela F., 1996, Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte.
1. “Meditation Labyrinth”, 2007, Nancy McClure, galerie de l’auteur sur Flickr, contrat Creative Commons.
2. “Meditation”, 2010, Sam, galerie de l’auteur sur Flickr, contrat Creative Commons.
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