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lundi 25 octobre 2010

débat avec Cornélius Castoriadis




De l’écologie à l’autonomie : Débat entre Cornelius Castoriadis et Dany Cohn-Bendit

Cornelius Castoriadis : Je suis content d’être ici et de vous voir. Et je suis très surpris du nombre des participants ; très agréablement surpris et heureux. Mais en même temps, ça augmente ma peur de vous décevoir, d’autant qu’en parlant avec Dany avant de venir ici, il me disait qu’il ne savait pas ce qu’il dirait, qu’il improviserait. Lui, il en a l’habitude et on sait, historiquement, qu’il s’en tire très bien

(rires)

Quant à moi, j’aurais voulu consacrer plus de temps que je n’ai pu le faire à la préparation de ce que je compte vous dire.

Mais peut-être, en fin de compte, ça n’aurait pas fait de différence car les quatre ou cinq choses que j’ai à dire, vous le verrez, aboutissent à des points d’interrogation, et ils auraient abouti à des points d’interrogation de toute façon. Et je crois que le sens d’une soirée comme celle-ci c’est précisément de faire parler les gens ; de vous faire parler, soit sur les questions qui sont déjà ouvertes pour vous, soit - et là, ce serait un gain considérable - sur des questions nouvelles qui surgissent dans le débat, avec l’aide peut-être de ceux qui ont été chargés de l’introduire.

Aujourd’hui tout le monde sait, tout le monde croit savoir - ce n’était pas le cas il n’y a guère - que la science et la technique sont très essentiellement insérées, inscrites, enracinées dans une institution donnée de la société. De même, que la science et la technique de l’époque contemporaine n’ont rien de transhistorique, n’ont pas de valeur qui soit au-delà de toute interrogation, qu’elles appartiennent au contraire à cette institution social-historique qu’est le capitalisme tel qu’il est né en Occident il y a quelques siècles. C’est là une vérité générale. On sait que chaque société crée sa technique et son type de savoir, comme aussi son type de transmission du savoir. On sait aussi que la société capitaliste, non seulement a été très loin dans la création et le développement d’un type de savoir et d’un type de technologie qui la différencie de toutes les autres, mais, et cela aussi la différencie des autres sociétés, qu’elle a placé ces activités au centre de la vie sociale, qu’elle leur a accordé une importance qu’elles n’avaient pas autrefois ni ailleurs.

De même, tout le monde sait aujourd’hui, ou tout le monde croit savoir, que la prétendue neutralité, la prétendue instrumentalité de la technique et même du savoir scientifique sont des illusions. En vérité, même cette expression est insuffisante, et masque l’essentiel de la question. Car la présentation de la science et de la technique comme des moyens neutres ou comme de purs et simples instruments, n’est pas simple « illusion » : elle fait précisément partie de l’institution contemporaine de la société - c’est-à-dire, elle fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque.

On peut cerner cet imaginaire social dominant en une phrase : la visée centrale de la vie sociale c’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien entendu, lorsqu’on y regarde de près - et il n’est pas nécessaire d’y aller très très près pour le voir - cette maîtrise est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité une pseudo-rationalité. Il n’empêche que c’est celui-là, le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble la société contemporaine. Et cela, ce n’est pas seulement le cas dans les pays de capitalisme dit privé ou occidental. C’est également le cas dans les pays prétendument « socialistes », dans les pays de l’Est, ou les mêmes instruments, les mêmes usines, les mêmes procédures d’organisation et de savoir sont mis également au service de cette même signification imaginaire sociale, à savoir l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle.

J’ouvrirai ici une parenthèse, car nous ne pouvons quand même pas discuter en faisant abstraction de ce qui est en train de se passer dans l’actualité mondiale et qui est très grave. Nous voyons beaucoup plus clairement aujourd’hui, avec l’Afghanistan - je dirai, plus exactement : les gens peuvent voir, quant à moi, je prétends que cela fait trente-cinq ans que je le vois - que la coexistence et l’antagonisme de ces deux sous-systèmes dont chacun prétend posséder le monopole de la voie par laquelle on parviendra à la « maîtrise rationnelle » du tout sont en train de frôler le point où il risque d’y avoir effectivement une maîtrise totalement rationnelle du seul véritable maître, comme dirait Hegel, c’est-à-dire de la mort.

Vous savez que la domination de cet imaginaire commence d’abord moyennant la forme de l’expansion illimitée des forces productives - de la « richesse », du « capital ». Cette expansion devient rapidement extension et développement du savoir nécessaire pour l’augmentation de la production, c’est-à-dire de la technologie, et de la science. Finalement, la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale - la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc. - transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités.

Mais vous savez aussi que, malgré ses prétentions, cette institution de la société est déchirée par une foule de contradictions internes, que son histoire est traversée par des conflits sociaux importants. A nos yeux, ces conflits expriment essentiellement le fait que la société contemporaine est divisée asymétriquement et antagoniquement entre dominants et dominés, et que cette division se traduit notamment, par les faits de l’exploitation et de l’oppression. De ce point de vue, nous devrions dire qu’en droit, l’immense majorité des gens qui vivent dans la société actuelle devraient s’opposer à la forme établie de l’institution de la société. Mais aussi, il est difficile de croire que si tel était le cas, cette société pourrait se maintenir longtemps ou même aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Il y a donc une question très importante qui se pose : comment cette société arrive-t-elle à se maintenir et à tenir ensemble, alors qu’elle devrait susciter l’opposition de la grande majorité de ses membres ?

Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation.

Cette idée est totalement fausse et, ce qui est encore plus grave, elle est pernicieuse parce qu’elle masque la profondeur du problème social et politique. Si nous voulons vraiment lutter contre le système, et aussi, si nous voulons voir les problèmes auxquels se heurte aujourd’hui par exemple un mouvement comme le mouvement écologique, nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.

Cette adhésion est. certes, contradictoire : elle va de pair avec des moments de révolte contre le système. Mais c’est une adhésion quand même, et ce n’est pas une simple passivité. Cela on peut le voir facilement autour de soi. Et du reste, si les gens n’adhéraient pas effectivement au système, tout serait par terre dans les six heures qui suivraient. Pour n’en prendre qu’un exemple : cette merveille d’« organisation » et de « rationalité » qu’est l’usine capitaliste - ou, plus généralement, toute entreprise capitaliste, à l’Ouest comme à l’Est - ne produirait rien du tout, elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de sa réglementation et des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo-« rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette réglementation - et très au-delà de ce qu’expliqueraient la contrainte ou l’effet des « stimulants matériels ».

Cette adhésion tient à des processus extrêmement complexes, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Car ces processus constituent ce que j’appelle la fabrication sociale de l’individu et des individus - de nous tous - dans et par la société capitaliste instituée, telle qu’elle existe.

J’évoquerai simplement deux aspects de cette fabrication. L’un concerne l’instillation aux gens, des la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité, d’un certain type de rapport à un certain type d’autorité. Et l’autre, l’instillation aux gens d’un ensemble de besoins, à la satisfaction desquels ils seront par la suite attelés toute leur vie durant.

D’abord, l’autorité. Lorsque l’on considère la société contemporaine et qu’on la compare à celles qui l’ont précédée, on constate une différence importante : aujourd’hui, l’autorité se présente comme désacralisée, il n’y a plus de rois par la grâce de Dieu.

Daniel Cohn-Bendit : Tu es en Belgique.

Cornelius Castoriadis : Je n’oublie pas que je suis en Belgique. Mais je ne crois pas que le roi des Belges soit considéré comme roi par la grâce de Dieu. Je pense que cela doit être un principe du droit constitutionnel belge, que s’il y a un roi des Belges, c’est parce que le peuple belge a souverainement décidé qu’il aurait un roi - non ?

(Rires)

On penserait donc que l’autorité, aujourd’hui, est désacralisée. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Ce qui, autrefois, sacralisait l’autorité, c’était la religion : comme le disait saint Paul, dans l’Epître aux Romains, « tout pouvoir vient de Dieu ». Autre chose a pris aujourd’hui la place de la religion et de Dieu : quelque chose qui n’est pas pour nous « sacré », mais qui a réussi, tant bien que mal, à s’installer socialement comme l’équivalent pratique du sacré, comme une sorte de substitut de religion, une religion plate et aplatie. Et cela est l’idée, la représentation, la signification imaginaire du savoir et de la technique.

Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que ceux qui exercent le pouvoir « savent ». Mais ils prétendent savoir et c’est au nom de ce prétendu savoir - savoir spécialisé, scientifique, technique - qu’ils justifient leur pouvoir aux yeux de la population. Et s’ils peuvent le faire, c’est que la population y croit, qu’elle a été dressée pour y croire.

Ainsi, en France, on est accablé d’un président de la République qui se prétend spécialiste de l’économie. Ce « spécialiste », lorsqu’il était encore ministre des Finances, tenait des discours à la Chambre où il alignait pendant trois heures des statistiques avec quatre chiffres décimaux. Cela veut dire qu’il aurait dû être recalé en première année d’une UER d’économie, car une statistique avec quatre chiffres décimaux en matière de prix et de production n’a strictement aucun sens : au mieux, dans ces domaines, on peut parler à dix pour cent près. Il n’empêche que le président Giscard, qui n’est pas économiste, a réussi à déterrer un dinosaure du prétendu savoir économique, nommé Raymond Barre (rires et applaudissements), qu’il a baptisé en public « le meilleur économiste de France ». Moyennant quoi le bordel de l’économie française est à présent beaucoup plus grand que ce qu’il était il y a trois ans et aussi que ce qu’il aurait été si un concierge quelconque avait été président du Conseil.

(rires).

De cela, il y a une conclusion pratique à tirer. Il y a un terrain de lutte, notamment pour des gens comme vous, comme nous tous ici qui avons plus ou moins affaire avec les activités intellectuelles ou scientifiques. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que le pouvoir à l’époque actuelle n’est pas le savoir ; que non seulement il ne sait pas tout, mais même qu’il sait beaucoup moins de choses que n’en savent les gens en général, et qu’à cela il y a des raisons profondes et organiques. Et, en deuxième lieu, que ce « savoir » dont se réclame le pouvoir, même lorsqu’il existe, a un caractère bien particulier, partiel et biaisé à la base.

Mais il y a aussi une question que je ne veux pas taire - bien que ce ne soit pas une des questions sur lesquelles nous devrions nous étendre ce soir. C’est que - oubliant maintenant tout à fait MM. Giscard, Barre et consorts - il y a un véritable problème du savoir, et même de la technique, qui nous interpelle effectivement en tant que ce savoir et même cette technique dépassent l’institution présente de la société. Même si l’on admet - comme je le fais - que l’orientation, les fins, le mode de transmission et l’organisation interne du savoir scientifique sont ancrés dans le système social actuel, plus même, qu’ils lui sont, en un sens, consubstantiels ; même alors, il faut accepter qu’il y a la création de quelque chose qui dépasse certainement l’époque contemporaine. Cela est vrai aussi, d’ailleurs, pour les époques antérieures de l’histoire. Pour prendre un exemple facile, le théorème de Pythagore a été découvert et démontré il y a vingt-cinq siècles à Samos ou je ne sais où, peu importe. Il est clair qu’il a été découvert dans un contexte nullement « neutre », formé par un ensemble de schèmes imaginaires indissociablement et profondément liés à la conception grecque du monde, à l’institution imaginaire grecque du monde, comme toute la géométrie grecque. Cela n’empêche pas que, vingt-cinq siècles après, ce théorème de Pythagore, ou quelque chose qui a le même nom, non seulement continue à « être vrai » (on peut assortir cette expression de tous les guillemets et les points d’interrogation que l’on voudra), mais apparaît comme infiniment plus vrai que ne pouvait le penser Pythagore lui-même, puisque l’énoncé présent du théorème de Pythagore, tel que vous le trouverez dans un traité contemporain d’analyse, en constitue une immense généralisation. Cela s’appelle toujours théorème de Pythagore, mais cela s’énonce : dans tout espace préhilbertien, le carré de la norme de la somme de deux vecteurs orthogonaux est égal à la somme des carrés de leurs normes. Ou, pour prendre un autre exemple : il n’y a pas de société possible sans arithmétique - aussi archaïque, primitive, sauvage soit cette société. Mais où s’arrête donc l’arithmétique ? Cela aussi fait partie de la question du savoir. Il est trop facile d’évacuer cette question en disant, comme un récent micro-farceur parisien, que le totalitarisme c’est les savants au pouvoir : ce qui évidemment ne fait qu’accréditer et renforcer la mystification idéologique dominante. Comme si Staline, qui dirigeait les opérations de l’Armée russe pendant la deuxième guerre mondiale sur une mappemonde, comme l’a révélé Khrouchtchev, était un « savant au pouvoir » ! Mais il est aussi trop facile d’évacuer la question, comme cela se fait souvent dans notre milieu et par des gens qui nous sont proches, en voulant jeter par-dessus bord en bloc la science et la technique comme telles, parce qu’elles seraient de purs produits du système établi ; on aboutit ainsi à éliminer l’interrogation portant sur le monde, sur nous-mêmes, sur notre savoir.

J’en viens maintenant à l’autre dimension du processus de fabrication sociale de l’individu, celle qui concerne les « besoins ». Bien évidemment, il n’existe pas de « besoins naturels » de l’être humain, dans aucune définition du terme « naturel » - sauf peut-être dans une définition philosophique où la nature serait quelque chose de tout à fait différent de ce que vous pensez d’habitude sous ce terme : une « nature » selon Aristote, ou Spinoza, quelque chose comme une norme à la fois idéale et réelle. Outre que nous ne sommes pas là ce soir pour discuter ce type de questions philosophiques, cette acception du terme « nature » ne nous intéresse pas pour une raison précise : on ne voit pas comment on pourrait se mettre d’accord socialement pour définir des besoins qui correspondraient à cette « nature »-là.

Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont « satisfaits » tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins « économiques ». Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un « besoin ». Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais « besoin » absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe.

En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et tant bien que mal, ces « besoins » sont à peu près tout ce qui compte dans la vie. Et, en troisième lieu - et c’est un des points qui nous séparent radicalement d’une vue comme celle que Marx pouvait avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du temps, il les satisfait. Comme on dirait en anglais : He promises the goods, and he delivers the goods. La camelote, elle est là, les magasins en regorgent - et vous n’avez qu’à travailler pour pouvoir en acheter. Vous n’avez qu’à être sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà. Et l’expérience historique est là pour montrer qu’à quelques exceptions près, ça marche : ça marche, ça produit, ça travaille, ça achète, ça consomme et ça remarche.

A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.

Il faut bien réaliser ce que cela signifie. Lorsque nous parlons du problème de l’énergie, du nucléaire, etc., c’est en fait tout le fonctionnement politique et social qui est impliqué, et tout le mode de vie contemporain. Il en est ainsi à la fois « objectivement » et du point de vue des gens, et à cet égard nos critiques de l’abrutissement consommationniste comptent peu.

On peut facilement illustrer la situation, moyennant les futurs - et déjà présents et passés - discours électoraux du citoyen Marchais, expliquant : primo, si vous n’avez plus d’essence pour rouler, c’est la faute des trusts, des multinationales et du gouvernement qui fait leur jeu ; et, secundo, si le Parti communiste vient au pouvoir, il vous donnera de l’essence parce qu’il ne se soumettra plus aux multinationales mais aussi parce que notre grande alliée, amie du peuple français et grand producteur de pétrole, l’Union soviétique, nous en fournira (peu importe si les choses commencent à aller très mal là-bas également, à cet égard aussi). On voit là un scénario possible ; comme aussi il existe un scénario possible du côté apparemment opposé - je dis bien apparemment -, c’est-à-dire du côté d’une démagogie néofasciste, qui pourrait se développer à partir de la crise de l’énergie et de ses retombées de toutes sortes.

La crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société. C’est cette société-ci qui a besoin, chaque année, de 10 % de pétrole ou d’énergie de plus pour pouvoir continuer à tourner. Cela veut dire que la crise de l’énergie est, en un sens, crise de cette société. Ainsi, elle contient en germe - c’est là une question à laquelle c’est beaucoup plus à vous qu’à moi de répondre - la mise en cause par les gens de l’ensemble du système ; mais peut-être contient-elle aussi en germe la possibilité que les gens suivent au plan politique les courants les plus aberrants, les plus monstrueux. Car, telle qu’elle est, cette société ne pourrait probablement pas continuer si on ne lui assurait pas ce ronron de la consommation croissante. Elle pourrait se remettre en cause, en disant : ce que l’on est en train de faire est complètement fou, la façon selon laquelle on vit est absurde. Mais elle pourrait aussi s’agripper au mode de vie actuel, en se disant : tel parti a la solution, ou : il n’y a qu’à mettre à la porte les juifs, les Arabes, ou je ne sais pas qui, pour résoudre nos problèmes.

Telle est la question qui se pose, et que je vous pose, actuellement : où en est la crise du mode de vie capitaliste pour les gens ? Et que pourrait être une activité politique lucide qui accélère la prise de conscience de l’absurdité du système et aide les gens à dégager les critiques du système qui, certainement, se forment déjà à droite et à gauche ?

Je voudrais aborder maintenant, en liaison immédiate avec ce qui précède, le mouvement écologique. Il me semble que l’on peut observer, dans l’histoire de la société moderne, une sorte d’évolution du champ sur lequel ont porté les mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions. Il me semble aussi que cette évolution peut être quelque peu éclairée si on se réfère à ces deux dimensions de l’institution de la société que j’évoquais tout à l’heure : l’instillation aux individus d’un schème d’autorité et l’instillation aux individus d’un schème de besoins. Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ, l’ensemble de l’organisation de la société, mais d’une manière qui, rétrospectivement, ne peut manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le mouvement ouvrier attaquait surtout, c’était la dimension de l’autorité - c’est-à-dire la domination qui en est le versant « objectif ». Même sur ce point il laissait dans l’ombre - c’était quasiment fatal à l’époque - des aspects tout à fait décisifs du problème de l’autorité et de la domination, donc aussi des problèmes politiques de la reconstruction d’une société autonome. Certains de ces aspects ont été mis en question par la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes, les figures et les relations d’autorité tels qu’ils existent dans d’autres sphères de la vie sociale.

Ce que le mouvement écologique a mis en question, de son côté, c’est l’autre dimension : le schème et la structure des besoins, le mode de vie. Et cela constitue un dépassement capital de ce qui peut être vu comme le caractère unilatéral des mouvements antérieurs. Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique est toute la conception, toute la position des rapports entre l’humanité et le monde, et finalement la question centrale et éternelle : qu’est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?

A cette question, il existe déjà une réponse, et on la connaît : c’est la réponse capitaliste. Permettez-moi ici une parenthèse et un rapide retour en arrière. La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme.

Or ce qui apparaît, peut-être en tâtonnant et en balbutiant, à travers le mouvement écologique, c’est que certainement nous ne voulons pas être maîtres et possesseurs de la nature. D’abord, parce que nous avons compris que cela ne veut rien dire, que cela n’a pas de sens - si ce n’est d’asservir la société à un projet absurde et aux structures de domination qui l’incarnent. Et, ensuite, parce que nous voulons un autre rapport à la nature et au monde ; et cela veut dire aussi un autre mode de vie, et d’autres besoins.

Mais la question est : quel mode de vie, et quels besoins ? Que voulons-nous ? Et qui, comment, à partir de quoi, peut répondre à ces questions ? Répondre, j’entends, non pas dans le savoir absolu, mais en connaissance de cause, et dans la lucidité ?

A mes yeux, le mouvement écologique est apparu comme un des mouvements qui tendent vers l’autonomie de la société ; et chaque fois que j’ai eu à en parler, oralement ou par écrit, je l’ai inclus dans la série de ces mouvements dont je parlais tout à l’heure. Dans le mouvement écologique il s’agit, en premier lieu, de l’autonomie par rapport à un système technico-productif, prétendument inévitable ou prétendument optimal : le système technico-productif qui est là dans la société actuelle. Mais il est absolument certain que le mouvement écologique, par les questions qu’il soulève, dépasse de loin cette question du système technico-productif, qu’il engage potentiellement tout le problème politique et tout le problème social. Je vais m’expliquer et terminer là-dessus.

Que le mouvement écologique engage tout le problème politique et tout le problème social, on peut le voir immédiatement à partir d’une question apparemment limitée. J’espère que vous m’excuserez si je vous dis des choses que vous avez dû entendre déjà des dizaines de fois, et si je les dis de façon abrupte. La lutte antinucléaire : oui, très bien, bravo. Mais est-ce que cela veut dire en même temps : lutte antiélectricité ? Si oui, alors il faut le dire, tout de suite, fortement et clairement. Et il faut dire aussi : nous sommes contre l’électricité, et nous connaissons toutes les implications de ce que nous disons : pas de sonorisation dans une salle comme celle-ci - mais c’est déjà fait (rires) ; pas de téléphone ; pas de blocs opératoires en chirurgie (après tout, Illich affirme que la médecine ne fait qu’augmenter le taux de mortalité) ; pas de radios, libres ou pas ; pas de magnétophones ; pas de disques de Keith Jarret, comme j’en entendais tout à l’heure dans votre club, etc. Il faut réaliser qu’il n’y a pratiquement aucun objet de la vie moderne qui d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, n’implique l’électricité. Ce rejet total est peut-être acceptable - mais il faut le savoir, et il faut le dire.

Ou alors, la seule chose qui serait logique, c’est de proposer d’autres sources d’énergie, d’affirmer et de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se priver d’électricité si l’on exclut les centrales nucléaires, à condition de réformer l’ensemble du système de production d’énergie de telle sorte que seules entrent en jeu des énergies renouvelables. Comme je suis certain que vous connaissez beaucoup plus de choses que moi sur les énergies renouvelables, ce n’est pas la peine que je m’étende sur cette question considérée en elle-même. Mais la question des énergies renouvelables dépasse de loin la question des énergies renouvelables. D’abord, elle implique la totalité de la production ; et puis (ou plutôt en même temps) elle implique la totalité de l’organisation sociale. La seule tentative que je connaisse personnellement de prendre en compte sérieusement l’ensemble de la question, c’est le projet Alter sur lequel travaille en France le mathématicien Philippe Courrège avec un minuscule groupe de collaborateurs bénévoles. Je dis sérieusement, parce que Courrège a tout de suite vu qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer la production d’énergies renouvelables, que cela impliquait la totalité de la production et, par conséquent, il s’est attaqué à la construction d’un petit « système » complet (ou plutôt, d’une grande gamme de tels systèmes, dépendant chacun des objectifs finals qu’on se propose), d’une matrice bouclée qui couvre la totalité des « entrées » et des « sorties » d’une petite région à peu près autarcique. Mais je dis sérieusement aussi, parce que Courrège a également vu, et il le dit, que ce qui sur le plan « technique » et « économique » est une solution sinon simple au moins faisable, soulève des problèmes politiques et sociaux (il dit : sociétaux) immenses : la définition des objectifs finals de la production, l’acceptation par la communauté d’un état stationnaire, la gestion de l’ensemble, etc. Ici, je peux dire que je me sens en terrain familier : non pas que je possède, évidemment, la solution, mais parce que ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis et je travaille depuis trente ans et qui deviennent à la fois plus précises et plus claires lorsque l’on donne un soubassement concret à l’idée d’unités sociales autogouvernées et vivant pour une bonne partie sur des ressources locales renouvelables. Mais il reste ce que montre, « négativement » si je peux dire, le projet Alter : si on veut toucher au problème de l’énergie, il faut toucher à tout. Or tout cela n’est ni de la théorie, ni de la littérature. On sait que dès maintenant les gouvernements disent que sans centrales nucléaires il n’y aura plus d’électricité dans quelques années ; et, certainement, si rien d’autre ne se passe et comme, depuis 1973, ces gouvernements n’ont fait que bavarder sur le problème de l’énergie sans rien faire de réel, il finira bien par arriver quelque chose comme la rupture de charge du réseau en France l’année dernière.

Maintenant, d’un autre côté, les projets concernant les énergies renouvelables sont en partie récupérables à des fins que l’on ne pourrait même pas appeler réformistes : à des fins de pur et simple colmatage du système existant. Et, au-delà de cette question de récupération, cela conduit à une autre interrogation : est-ce qu’un « réformisme » antinucléaire, énergétique, écologique a un sens et peut être lucidement appuyé ? J’entends ici par « réformisme » le soutien accordé à des mesures partielles que nous considérons comme valables et ayant un sens (c’est-à-dire qui ne sont pas annulées du fait qu’elles s’insèrent dans un système global qui, lui, n’est pas changé). Par exemple, les lois contre la pollution des cours d’eau - lois qui laissent en place tout le reste : les multinationales, l’Etat, le parti communiste, le roi, etc. Une certaine position traditionnelle répondait à cette question par la négative. On disait : on se bat pour la Révolution, et un des sous-produits de la Révolution sera la non-pollution des rivières (comme aussi l’émancipation des femmes, la réforme de l’éducation, etc.). Nous savons que cette réponse est absurde et mystificatrice, et heureusement les femmes ou les étudiants ont cessé d’attendre la Révolution pour exiger et obtenir des changements effectifs dans leur condition. Je pense que la même chose vaut pour la lutte écologique : il y a, par exemple et entre mille autres, une grave question de la pollution des cours d’eau, et la lutte contre cet état de choses a pleinement un sens, à condition que l’on sache ce que l’on fait, que l’on soit lucide. Cela veut dire que l’on sait qu’actuellement on lutte pour tel objectif partiel, parce qu’il a une certaine valeur, et que l’on sait aussi que ce dont on demande l’introduction ou l’application, aussi longtemps que le système actuel existera, aura nécessairement une signification ambiguë et même pourra être détourné de sa finalité initiale. Vous savez que la Sécurité sociale a été, dans beaucoup de pays, une conquête arrachée de haute lutte par la classe ouvrière. Mais vous savez aussi qu’il y a des marxistes qui expliquent - et après tout, ce n’est pas totalement faux d’un certain point de vue - que la Sécurité sociale fait fonctionner le système capitaliste parce qu’elle sert à l’entretien de la force de travail. Et alors ? Est-ce qu’à partir de cet argument, on demanderait la suppression de la Sécurité sociale ?

Je terminerai en abordant le problème qui me paraît le plus profond, le plus critique, critique au sens initial du mot crise : moment et processus de décision. Parler d’une société autonome, de l’autonomie de la société non seulement à l’égard de telle couche dominante particulière mais à l’égard de sa propre institution, des besoins, des techniques, etc., présuppose à la fois la capacité et la volonté des humains de s’auto-gouverner, au sens le plus fort de ce terme. Pendant très longtemps, en fait dès le début de la période où je faisais, avec mes camarades, Socialisme ou Barbarie, c’était essentiellement dans ces termes que se formulait pour moi la question de la possibilité d’une transformation radicale, révolutionnaire, de la société : est-ce que les humains ont la capacité et surtout la volonté de s’auto-gouverner (je dis surtout la volonté, car à mes yeux la « capacité » ne fait pas vraiment problème) ? Est-ce qu’ils veulent vraiment être maîtres d’eux-mêmes ? Car, après tout, s’ils le voulaient, rien ne pourrait les en empêcher : cela, on le sait depuis Rosa Luxemburg, depuis La Boëtie, même depuis les Grecs. Mais, petit à petit, un autre aspect de cette question - de la question de la possibilité d’une transformation radicale de la société - a commencé à m’apparaître, et à me préoccuper de plus en plus. C’est qu’une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. Car vous serez d’accord avec moi pour dire qu’un socialisme des embouteillages est une absurdité dans les termes, et que la solution socialiste de ce problème ne serait pas d’éliminer les embouteillages en quadruplant la largeur des Champs-Elysées. Qu’est-ce donc que ces villes ? Qu’est-ce que les gens qui les remplissent ont vraiment envie de faire ? Comment diable se fait-il qu’ils « préfèrent » avoir leurs voitures et passer des heures chaque jour dans les embouteillages, plutôt qu’autre chose ?

Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? Nous qui rejetons, du moins en paroles, le mode de vie capitaliste et ce qu’il implique - et il implique tout, absolument tout ce qui existe aujourd’hui - est-ce que nous voyons autour de nous naître un autre mode de vie qui préannonce, qui préfigure quelque chose de nouveau, quelque chose qui donnerait un contenu substantif à l’idée d’autogestion, d’autogouvernement, d’autonomie, d’auto-institution ? Autrement dit : l’idée d’autogouvernement peut-elle prendre sa pleine force, atteindre son plein appel, si elle n’est pas aussi portée par d’autres souhaits, par d’autres « besoins » qui ne peuvent pas être satisfaits dans le système social contemporain ?

Nous autres, probablement, nous qui sommes ici, pouvons sans doute penser à de tels besoins, nous les éprouvons, et peut-être pour nous ils comptent beaucoup. Par exemple, que sais-je, pouvoir aller quand on veut flâner deux jours dans les bois. Mais la question n’est évidemment pas là ; il ne s’agit pas de nos souhaits et besoins à nous, mais de ceux de la grande masse des gens. Et l’on se demande : est-ce que quelque chose de ce genre, le rejet des besoins nourris actuellement par le système et l’apparition d’autres visées, commence à poindre, à apparaître comme important pour les gens qui vivent aujourd’hui ?

Et finalement : est-ce qu’ici, sur ce point, sur cette ligne, nous ne rencontrons pas effectivement la limite de la pensée et de l’action politiques ? Car bien entendu, comme toute pensée et toute action, celle-ci aussi doit avoir une limite - et doit s’efforcer de la reconnaître. Est-ce que cette limite n’est pas, sur ce point, celle-ci : que ni nous, ni personne ne peut décider d’un mode de vie pour les autres ? Nous disons, nous pouvons dire, nous avons le droit de dire que nous sommes contre le mode de vie contemporain - ce qui, encore une fois, implique à peu près tout ce qui existe, et non seulement la construction de telle centrale nucléaire, qui n’en est qu’une implication du énième ordre. Mais dire que nous sommes contre tel mode de vie, cela introduit par la bande un problème formidable : ce que l’on peut appeler le problème du droit au sens le plus général, non pas simplement du droit formel, mais du droit comme contenu. Que se passe-t-il, si les autres continuent de vouloir de cet autre mode de vie ? Je prendrai volontairement un exemple extrême et absurde, parce qu’il est proche du point de départ de notre réunion. Supposez qu’il y ait des gens qui non seulement veulent de l’électricité, mais veulent spécifiquement de l’électricité d’origine nucléaire. Vous leur offrez toute l’électricité du monde, ils n’en veulent pas : ils veulent qu’elle soit nucléaire. Tous les goûts sont dans la nature. Qu’est-ce que vous direz dans un tel cas, qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons, je suppose : il y a une décision majoritaire (du moins nous espérons qu’elle le serait) qui interdit aux gens de satisfaire leur goût de se fournir en électricité spécifiquement nucléaire. Exemple, encore une fois, absurde - et facile à régler. Mais vous pouvez aisément imaginer des milliers d’autres, qui ne sont ni absurdes ni faciles à régler. Car ce qui est posé dans le mode de vie est finalement cette question : jusqu’où peut aller le « droit » (la possibilité effective, légalement et collectivement assurée) de chaque individu, de chaque groupe, de chaque commune, de chaque nation d’agir comme il l’entend à partir du moment où nous savons - nous le savions depuis toujours, mais l’écologie nous le rappelle avec force - que nous sommes tous embarqués sur le même rafiot planétaire, et que ce que chacun fait peut se répercuter sur tous ? La question de l’autogouvernement, de l’autonomie de la société est aussi la question de l’autolimitation de la société. Autolimitation qui a deux versants : la limitation par la société de ce qu’elle considère comme les souhaits, tendances, actes, etc., inacceptables de telle ou telle partie de ses membres ; mais aussi, autolimitation de la société elle-même dans la réglementation, la régulation, la législation qu’elle exerce sur ses membres. Le problème positif et substantif du droit c’est de pouvoir concevoir une société qui à la fois est fondée sur des règles universelles substantives (l’interdiction du meurtre n’est pas une règle « formelle » et en même temps est compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle et donc aussi de modes de vie et de systèmes de besoins (je ne parle pas du folklore pour touristes). Et cette synthèse, cette conciliation nous ne pouvons pas la sortir de notre tête. Et si nous la sortions, cela ne servirait à rien. Elle sortira de la société elle-même, ou elle ne sortira pas.

Reconnaître cette limite à la pensée et à l’action politiques, c’est s’interdire de refaire le travail des philosophes politiques du passé, se substituant à la société et décidant, comme Platon et même Aristote, que telle gamme musicale est bonne pour l’éducation des jeunes, tandis que telle autre est mauvaise et doit donc être interdite dans la cité. Cela n’implique nullement que nous renoncions à notre propre pensée, à notre propre action, à notre point de vue, ni que nous acceptions aveuglément et religieusement tout ce que la société et l’histoire peuvent produire. C’est finalement encore un point de vue abstrait de philosophe qui amène Marx à décider (car c’est lui qui le décide) que ce que l’histoire décidera ou a déjà décidé est bon. (L’histoire a presque décidé pour le Goulag.) Nous maintenons notre responsabilité, notre jugement, notre pensée et notre action, mais nous en reconnaissons aussi la limite. Et reconnaître cette limite, c’est donner son plein contenu à ce que nous disons sur le fond, à savoir qu’une politique révolutionnaire aujourd’hui est en premier lieu et avant tout la reconnaissance de l’autonomie des gens, c’est-à-dire la reconnaissance de la société elle-même comme source ultime de création institutionnelle.

(applaudissements).

Retranscription in extenso de la Conférence de Cornelius Castoriadis à Louvain-la-neuve le 27 février 1980

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