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jeudi 28 octobre 2010

Analyse de la Contre Réforme des retraites


Retraite : la joint-venture des frères Sarkozy contre les régimes par répartition

Par Laurent Mauduit

Article publié le jeudi 14 octobre 2010

Dans le tumulte actuel de la réforme des retraites, syndicats et opposition font à Nicolas Sarkozy d’innombrables reproches. Tout particulièrement celui de faire porter le poids de l’effort quasi exclusivement au monde du travail et presque pas au capital. Mais, dans le flot des griefs, il en est un qui est rarement adressé au chef de l’Etat : celui de vouloir déstabiliser le système de retraite par répartition ? l’un des pivots du modèle social français ?, et de faire le jeu du système individuel de retraite par capitalisation ?

L’un des ressorts du capitalisme anglo-saxon.

Nicolas et Guillaume Sarkozy Pourtant, beaucoup de grands opérateurs privés intervenant dans le domaine de la protection sociale sont convaincus que la réforme, telle qu’elle se dessine, va conduire à l’asphyxie financière des grands régimes par répartition.

Elle va donc être propice à l’éclosion de ces grands fonds de pension qui n’étaient pas encore parvenus à s’acclimater en France, à quelques rares exceptions près, comme Prefon, un fonds de capitalisation destiné à la fonction publique. Beaucoup de grands opérateurs privés, dont le groupe Malakoff Médéric, qui a pour délégué général un certain Guillaume... Sarkozy, le frère du chef de l’Etat.

Il ne s’agit pas que d’une coïncidence. Mais bien plutôt d’une stratégie concertée... en famille ! Guillaume Sarkozy a engagé son entreprise dans une politique visant à en faire un acteur majeur de la retraite complémentaire privée. Et il a trouvé des alliés autrement plus puissants que lui, en l’occurrence la Caisse des dépôts et consignations (CDC), le bras armé financier de l’Etat, et sa filiale la Caisse nationale de prévoyance (CNP).

Ensemble, tous ces partenaires vont créer, le 1er janvier prochain, une société commune qui rêve de rafler une bonne part du marché qui se profile. Cette société n’aurait jamais vu le jour sans l’appui de l’Elysée, ce qui montre bien le double jeu présidentiel.

L’histoire commence en 2006. A l’époque, Guillaume Sarkozy traverse une mauvaise passe. L’entreprise textile dont il était le

PDG a piqué du nez, et il est éconduit de manière peu glorieuse des instances dirigeantes du Medef. De bonnes fées veillent pourtant sur lui. Il est parachuté à la tête du groupe Mederic, qui se rebaptisera quelque temps plus tard Malakoff Médéric. Il s’agit de l’un de ces organismes de retraite complémentaire financièrement très riches, qui se sont progressivement détachés de leur monde d’origine, celui du mouvement mutualiste et coopératif, pour muter à vive allure en de curieux ovnis financiers, contrôlés par personne : ni véritablement par leurs sociétaires ou cotisants, ni par les marchés financiers.

Pour Guillaume Sarkozy, c’est une aubaine. Le voilà soudainement délégué général d’un groupe financier peu connu du grand public mais financièrement puissant, et qui compte dans le microcosme du capitalisme parisien. C’est ainsi, au titre de la participation au capital que détient Médéric, que Guillaume Sarkozy fait son entrée en 2008 au conseil de surveillance du groupe Le Monde, conseil qu’il devrait quitter dans les semaines à venir après le bouclage du rachat du Monde.

C’est donc à cette époque que prend forme l’idée d’une association entre Médéric et la CDC, en vue de créer une «joint-venture», une co-entreprise si l’on préfère, dont l’ambition est de jouer un rôle majeur dans les années à venir sur le marché de la retraite complémentaire.

Pour Guillaume Sarkozy, il s’agit d’un coup formidable car c’est, à plus d’un titre, une alliance contre nature. La Caisse des dépôts est en effet le pilier auquel est adossé le système des retraites par répartition. C’est elle qui gère plusieurs caisses très importantes ainsi que le Fonds de réserve des retraites (FRR), que Lionel

Jospin a créé et dont la droite n’a pas poursuivi la montée en puissance. La CDC joue donc là l’une de ses missions d’intérêt général majeures : assurer la solidité et la pérennité des régimes par répartition.

La Caisse des dépôts fait allégeance

Alors pourquoi la CDC se lance-t-elle dans pareille aventure pour faire le jeu du système adverse, celui par capitalisation ? Et pourquoi, de surcroît, le faire avec une entreprise dont le patron est le frère du chef de l’Etat ? Quand, en 2008, l’affaire commence à faire quelques vagues, la direction de la CDC s’applique à balayer ces critiques, en faisant valoir que l’alliance avec Médéric a été esquissée dès 2005-2006, donc bien avant l’élection présidentielle de 2007.

Deuxième argument : les missions traditionnelles de la CDC ne l’ont jamais empêchée d’être l’actionnaire de référence de la CNP (à hauteur de 40% du capital), le champion français de l’assurance-vie. Laquelle CNP (dont les autres actionnaires sont l’Etat pour 1,09% du capital, les personnels et le public pour 23,43% et Sopassure, filiale à parité de La Poste et des Caisses d’épargne, pour 35,48%) est la troisième partie prenante de cette alliance, avec la CDC et Médéric.

Mais les vraies réponses sont ailleurs. Installé par Jacques Chirac juste avant l’élection présidentielle, le directeur général de la CDC, Augustin de Romanet, sait qu’il n’est pas en cour à l’Ely-sée et multiplie depuis 2007 les gestes d’allégeance. Même quand nul ne les lui demande. Etait-il donc concevable d’opposer une fin de non-recevoir au frère du président ? Quitte à faire une alliance, n’y avait-il pas un opérateur pour la CNP plus attractif que Médéric ? Dans la galaxie des dirigeants de la CNC et de la CNP, il ne s’est trouvé naturellement personne pour proférer de telles impertinences.

Ainsi le veut le code de cette monarchie républicaine : pour faire de bonnes affaires, il faut faire partie des obligés du Palais et ne contrarier en rien les desiderata du maître des lieux.

Et même devancer ses désirs, ou les deviner s’il ne les a pas explicitement exprimés.

Au fil des mois, le projet de société commune finit donc par voir le jour. La CNP a beau être un groupe beaucoup plus puissant que Médéric, le schéma est accepté sans discussion : c’est une jointventure à 50/50 qui est esquissée. Cette parité a beau préfigurer une gestion paralysante de la nouvelle structure et surtout faire la part belle à Guillaume Sarkozy, elle est au coeur du projet qui est alors conçu.

Selon un document de 91 pages, frappé de la mention «confidentiel» à chaque page et intitulé «Projet de regroupement des activités d’épargne retraite et d’épargne salariale de CNP Assurances, de Malakoff Médéric et de Quatrem » ? Document daté de «mars 2009 », que Mediapart avait révélé au printemps 2009 (voir notre article Réforme des retraites : la ronde des frères Sarkozy ) et que l’on peut consulter ci-dessous, c’est un formidable marché qui s’ouvre aux opérateurs privés compte tenu de la dégradation prévisible de ce que les experts appellent le taux de remplacement, c’est-à-dire le rapport entre le niveau de la pension versée au moment de la liquidation des droits à la retraite et le niveau du dernier revenu d’activité brut.

Un marché de 40 milliards à 110 milliards d’euros en 2020

«A l’horizon 2020, selon le rapport du Comité d’orientation des retraites (COR) , se réjouit ce document, une baisse du taux de remplacement de l’ordre de 8% est attendue pour une carrière complète. Cette baisse est toutefois variable selon le niveau du salaire et le profil de carrière et dépend fortement des hypothèses prises dans les travaux du COR. »

Les hommes de la CDC, de CNP et de Médéric s’en frottent les mains : «Un complément d’épargne annuel de 40 milliards à 110 milliards d’euros en 2020 serait nécessaire pour maintenir le niveau de vie des futurs retraités. » Sous-entendu : les régimes de retraite par répartition vont à ce point être étranglés par les évolutions démographiques et par l’absence de nouvelles recettes que cela fera forcément les affaires d’autres opérateurs.

Le document confidentiel prolonge ces réflexions en faisant ces constats : «Les simulations ont été réalisées en répartissant la population active entre 4 profils. Pour le profil médian, les simulations montrent que : les évolutions législatives passées conduisent à une baisse du taux de remplacement net à 60 ans de l’ordre de 6% pour un départ en 2008 (baisse de 4,1% à 68,2%) ; Pour un départ en 2028, cette baisse serait de l’ordre 16% à 60 ans en raison de la décote liée à une carrière incomplète mais le recul de l’âge de départ à 65 ans pour pouvoir liquider la retraite du régime de base à taux plein permet de limiter la baisse à 8%

en 2033 (74,1%-66,1%). »

Et le rapport se met à rêver du gâteau financier sur lequel il sera peut-être possible de mettre la main : «Le potentiel de collecte de 40 milliards d’euros supplémentaire par rapport au marché actuel suppose que le complément d’épargne vise à combler la baisse du taux de remplacement après utilisation à 100% par tous les retraités des autres solutions permettant de limiter la baisse du taux de remplacement (cumul emploi retraite à hauteur de 20% pendant 5 ans, transformation en rente viagère de l’intégralité du patrimoine financier actuel accumulé à la retraite, mise en viager du logement pour les propriétaires). Le potentiel de collecte de 110 milliards d’euros supplémentaire par rapport au marché actuel suppose que le complément d’épargne vise à combler la baisse du taux de remplacement après utilisation à 50% des autres solutions permettant de limiter la baisse du taux de remplacement. »

Conclusion : les trois alliés doivent nourrir «l’ambition de créer un leader dans le domaine de la retraite supplémentaire, collective et individuelle ». Sur les décombres des régimes par répartition.

Ce calcul, les trois groupes associés ne sont évidemment d’ailleurs pas les seuls à le faire, à cette époque. Tous les grands établissements financiers spéculent sur l’immense marché qui se profile. En témoignent ces évaluations, en forme de tableau, que le banque BNP Paribas réalisa à la même époque et que l’on peut consulter ci-contre.

Les trois groupes se fixent donc cet objectif : «La structure née d’un partenariat équilibré entre la CDC, CNP Assurances et le Groupe MM aura une action décisive dans la prise de conscience du marché et une contribution majeure au financement des besoins de retraite des salariés, cadres et non cadres. En dix ans, elle s’imposera comme le leader des solutions d’épargne retraite collective et individuelle avec une part de marché de plus de 17% en retraite collective et 4% en retraite individuelle. » Concrètement, la prévision est que la co-entreprise réalise un chiffre d’affaires d’environ 7 milliards d’euros à l’horizon de 2019 et qu’elle regroupe environ 1.450 salariés, détachés des trois groupes fondateurs.

De l’argent comme s’il en pleuvait

Deux mois après la réalisation de ce premier schéma, un business plan plus affiné (que l’on peut consulter ci-dessous) est présenté, le 25 mai 2009, devant le comité d’entreprise de la CNP.

Les chiffres ont été légèrement précisés, mais ils laissent tous présager que les associés rêvent plus que jamais de mettre la main sur un immense jackpot.

Pour agrandir le document, cliquer sur “Fullscreen”A la page 6 du «document confidentiel », il est ainsi confirmé que, pour l’activité de retraites d’entreprises, la joint-venture rêve d’une part de marché d’ici dix ans de 17% contre 9% actuellement pour la CNP et Médéric. A la page 7, il est précisé que le chiffre d’affaires de la société commune dans cette activité devrait exploser, passant de 692 millions d’euros à 5,2 milliards d’euros

en 2020. Même explosion des encours totaux collectés : de 9,4 milliards en 2010 à 100,6 milliards d’euros en 2029.

C’est donc bel et bien un siphonage qui est alors conçu, avec en perspective un assèchement des régimes collectifs par répartition.

Et puis aussi avec à la clef un formidable enrichissement des groupes privés qui se seront lancés dans l’aventure.

A la page 14, le document fournit en effet la clef de toute cette agitation qui a saisi les dirigeants de Médéric, et à laquelle ceux de la CDC ont cédé : l’appât du gain. «Ce modèle d’investissement sur le long terme apporte en contrepartie une très forte création de valeur et un paiement de dividendes récurrents », lit-on.

Tout est dit, sans le moindre scrupule.

Usant des formulations si chères aux fonds de pensions anglo-saxons sur la «share holder value »

(Traduction soft : la valeur pour l’actionnaire ; traduction moins

diplomatique : le profit à tout prix), le document met bien en valeur que c’est un changement total de paradigme qui est envisagé.

Finie la solidarité entre les générations ! Ce seront les profits qui seront les seuls guides du nouveau système. Tout cela est même très méticuleusement chiffré (à la page 15) : la rentabilité du système (ou si l’on préfère le ratio entre le résultat net et les fonds propres) devrait lui aussi exploser, passant de 2,7% en 2010 à 11,8% en 2029. De l’argent comme s’il en pleuvait...

Quand ce dispositif a été connu, cela a donc été le branle-bas de combat. Sinon à l’extérieur de l’entreprise ? La gauche, en vérité, ne s’est que très peu intéressée à ce dossier pourtant hautement symbolique ? En tout cas à l’intérieur où plusieurs syndicats (mais pas tous) ont dit leur opposition. On lira par exemple un tract du syndicat SUD (il peut être téléchargé ici) rédigé à cette époque, qui énumère les dangers du projet.

L’inquiétude de plusieurs des syndicats de la maison a été d’autant plus forte qu’une expertise a été réalisée en ce mois de juin 2009 pour le compte du comité d’entreprise de la CNP par le cabinet Callentis (on peut en prendre connaissance ci-dessous), venant souligner les nombreuses failles du projet.

Un pied dans le privé, un pied à l’Arrco

L’expertise ne s’embarrasse pas de formulation diplomatique et dit tout haut ce que tout le monde dit en aparté : il s’agit, dit-elle, d’un «business plan réalisé pour crédibiliser le projet politique ».

Un projet «politique »... tiens, tiens ! On y apprend aussi que certains des actionnaires minoritaires de la CNP, dont la Banque postale, ont émis de fortes réserves sur le projet lors d’un conseil d’administration.

A toutes ces critiques, on peut encore en ajouter d’autres. Sur les nombreux conflits d’intérêts qui minent ce projet. Un seulexemple : du côté de CNP, l’un des dirigeants qui conduit la création de la société commune est un dénommé Gérard Ménéroud, directeur adjoint, qui a effectué l’essentiel de sa carrière dans le monde de l’assurance privée, comme l’atteste sa biographie officielle (elle est ici).

Mais dans le même temps, il est aussi depuis octobre 2009 (comme on peut le constater ici) le président de l’Arrco, le régime public de retraite complémentaire des salariés. A l’avenir, ce dirigeant fera-t-il prévaloir dans le domaine de la retraite complémentaire les intérêts des régimes par répartition ou sera-t-il le porte-voix des intérêts privés auxquels il est désormais associé ?

Lors d’un conseil d’administration de CNP, le 27 mars 2009, Gérard

Ménéroud résumait avec gourmandise la philosophie du projet de joint-venture et répondait par avance à la question : «Le système de retraite évolue assez profondément. Les taux futurs de remplacement des systèmes par répartition sont estimés à 50%.

Pour compenser, les retraités pourront puiser sur leurs réserves d’épargne ou transformer leur résidence principale en rente viagère selon une mécanique qui reste à mettre en oeuvre. Pour les générations les plus jeunes, 35-50 ans, un complément d’épargne est à constituer ce qui générerait un flux annuel de 40 à 110 milliards d’euros supplémentaires à comparer aux 80 milliards du marché de l’assurance vie d’aujourd’hui. »

Comme on le voit, c’est un mélange des genres généralisé que ce projet organise ou à tout le moins tolère. Puisque Nicolas Sarkozy donne avec son frère et la CDC le mauvais exemple, pourquoi de simples comparses auraient-ils des scrupules ?

Les dangers du projet vont encore au-delà. Car c’est aussi la partition de la CNP qui du même coup se profile.

Certes, cette partition risque de ne pas être celle qui était initialement prévue. Au lendemain de l’élection présidentielle, le patron d’Axa, Henri de Castries, qui s’était beaucoup investi dans la campagne en soutien à Nicolas Sarkozy, avait clairement fait savoir qu’il rêvait en récompense de mettre la main sur la CNP.

Mais la crise financière est passée par là, ébranlant l’empire fondé par Claude Bébéar. Depuis, Axa n’a plus les moyens de ses appétits.

Tant pis pour lui. C’est donc Guillaume Sarkozy qui en a tiré profit. Car le transfert vers la nouvelle structure de quelque 550 personnels issus de la CNP préfigure un possible éclatement de la maison mère.

Plusieurs des syndicats de l’entreprise ont donc bataillé, comme ils ont pu, contre le projet. Dans le courant de l’année 2009, ils ont ainsi saisi la justice, pour faire constater l’illégalité de ce transfert de personnels. Toutefois, en première instance puis en appel, ils ont été débouté. Mais beaucoup ne désarment pas. Pour une raison qui se comprend : ce projet constitue un grave danger pour tous les personnels de la CNP, mais au-delà, pour tous les salariés français. Car c’est bel et bien une joint-venture qu’ont formée sans le dire Nicolas et Guillaume Sarkozy : l’un assèche les régimes par répartition tandis que l’autre pose les fondements du système par capitalisation. En quelque sorte, c’est une affaire de famille, rondement menée.

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lundi 25 octobre 2010

débat avec Cornélius Castoriadis




De l’écologie à l’autonomie : Débat entre Cornelius Castoriadis et Dany Cohn-Bendit

Cornelius Castoriadis : Je suis content d’être ici et de vous voir. Et je suis très surpris du nombre des participants ; très agréablement surpris et heureux. Mais en même temps, ça augmente ma peur de vous décevoir, d’autant qu’en parlant avec Dany avant de venir ici, il me disait qu’il ne savait pas ce qu’il dirait, qu’il improviserait. Lui, il en a l’habitude et on sait, historiquement, qu’il s’en tire très bien

(rires)

Quant à moi, j’aurais voulu consacrer plus de temps que je n’ai pu le faire à la préparation de ce que je compte vous dire.

Mais peut-être, en fin de compte, ça n’aurait pas fait de différence car les quatre ou cinq choses que j’ai à dire, vous le verrez, aboutissent à des points d’interrogation, et ils auraient abouti à des points d’interrogation de toute façon. Et je crois que le sens d’une soirée comme celle-ci c’est précisément de faire parler les gens ; de vous faire parler, soit sur les questions qui sont déjà ouvertes pour vous, soit - et là, ce serait un gain considérable - sur des questions nouvelles qui surgissent dans le débat, avec l’aide peut-être de ceux qui ont été chargés de l’introduire.

Aujourd’hui tout le monde sait, tout le monde croit savoir - ce n’était pas le cas il n’y a guère - que la science et la technique sont très essentiellement insérées, inscrites, enracinées dans une institution donnée de la société. De même, que la science et la technique de l’époque contemporaine n’ont rien de transhistorique, n’ont pas de valeur qui soit au-delà de toute interrogation, qu’elles appartiennent au contraire à cette institution social-historique qu’est le capitalisme tel qu’il est né en Occident il y a quelques siècles. C’est là une vérité générale. On sait que chaque société crée sa technique et son type de savoir, comme aussi son type de transmission du savoir. On sait aussi que la société capitaliste, non seulement a été très loin dans la création et le développement d’un type de savoir et d’un type de technologie qui la différencie de toutes les autres, mais, et cela aussi la différencie des autres sociétés, qu’elle a placé ces activités au centre de la vie sociale, qu’elle leur a accordé une importance qu’elles n’avaient pas autrefois ni ailleurs.

De même, tout le monde sait aujourd’hui, ou tout le monde croit savoir, que la prétendue neutralité, la prétendue instrumentalité de la technique et même du savoir scientifique sont des illusions. En vérité, même cette expression est insuffisante, et masque l’essentiel de la question. Car la présentation de la science et de la technique comme des moyens neutres ou comme de purs et simples instruments, n’est pas simple « illusion » : elle fait précisément partie de l’institution contemporaine de la société - c’est-à-dire, elle fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque.

On peut cerner cet imaginaire social dominant en une phrase : la visée centrale de la vie sociale c’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien entendu, lorsqu’on y regarde de près - et il n’est pas nécessaire d’y aller très très près pour le voir - cette maîtrise est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité une pseudo-rationalité. Il n’empêche que c’est celui-là, le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble la société contemporaine. Et cela, ce n’est pas seulement le cas dans les pays de capitalisme dit privé ou occidental. C’est également le cas dans les pays prétendument « socialistes », dans les pays de l’Est, ou les mêmes instruments, les mêmes usines, les mêmes procédures d’organisation et de savoir sont mis également au service de cette même signification imaginaire sociale, à savoir l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle.

J’ouvrirai ici une parenthèse, car nous ne pouvons quand même pas discuter en faisant abstraction de ce qui est en train de se passer dans l’actualité mondiale et qui est très grave. Nous voyons beaucoup plus clairement aujourd’hui, avec l’Afghanistan - je dirai, plus exactement : les gens peuvent voir, quant à moi, je prétends que cela fait trente-cinq ans que je le vois - que la coexistence et l’antagonisme de ces deux sous-systèmes dont chacun prétend posséder le monopole de la voie par laquelle on parviendra à la « maîtrise rationnelle » du tout sont en train de frôler le point où il risque d’y avoir effectivement une maîtrise totalement rationnelle du seul véritable maître, comme dirait Hegel, c’est-à-dire de la mort.

Vous savez que la domination de cet imaginaire commence d’abord moyennant la forme de l’expansion illimitée des forces productives - de la « richesse », du « capital ». Cette expansion devient rapidement extension et développement du savoir nécessaire pour l’augmentation de la production, c’est-à-dire de la technologie, et de la science. Finalement, la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale - la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc. - transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités.

Mais vous savez aussi que, malgré ses prétentions, cette institution de la société est déchirée par une foule de contradictions internes, que son histoire est traversée par des conflits sociaux importants. A nos yeux, ces conflits expriment essentiellement le fait que la société contemporaine est divisée asymétriquement et antagoniquement entre dominants et dominés, et que cette division se traduit notamment, par les faits de l’exploitation et de l’oppression. De ce point de vue, nous devrions dire qu’en droit, l’immense majorité des gens qui vivent dans la société actuelle devraient s’opposer à la forme établie de l’institution de la société. Mais aussi, il est difficile de croire que si tel était le cas, cette société pourrait se maintenir longtemps ou même aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Il y a donc une question très importante qui se pose : comment cette société arrive-t-elle à se maintenir et à tenir ensemble, alors qu’elle devrait susciter l’opposition de la grande majorité de ses membres ?

Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation.

Cette idée est totalement fausse et, ce qui est encore plus grave, elle est pernicieuse parce qu’elle masque la profondeur du problème social et politique. Si nous voulons vraiment lutter contre le système, et aussi, si nous voulons voir les problèmes auxquels se heurte aujourd’hui par exemple un mouvement comme le mouvement écologique, nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.

Cette adhésion est. certes, contradictoire : elle va de pair avec des moments de révolte contre le système. Mais c’est une adhésion quand même, et ce n’est pas une simple passivité. Cela on peut le voir facilement autour de soi. Et du reste, si les gens n’adhéraient pas effectivement au système, tout serait par terre dans les six heures qui suivraient. Pour n’en prendre qu’un exemple : cette merveille d’« organisation » et de « rationalité » qu’est l’usine capitaliste - ou, plus généralement, toute entreprise capitaliste, à l’Ouest comme à l’Est - ne produirait rien du tout, elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de sa réglementation et des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo-« rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette réglementation - et très au-delà de ce qu’expliqueraient la contrainte ou l’effet des « stimulants matériels ».

Cette adhésion tient à des processus extrêmement complexes, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Car ces processus constituent ce que j’appelle la fabrication sociale de l’individu et des individus - de nous tous - dans et par la société capitaliste instituée, telle qu’elle existe.

J’évoquerai simplement deux aspects de cette fabrication. L’un concerne l’instillation aux gens, des la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité, d’un certain type de rapport à un certain type d’autorité. Et l’autre, l’instillation aux gens d’un ensemble de besoins, à la satisfaction desquels ils seront par la suite attelés toute leur vie durant.

D’abord, l’autorité. Lorsque l’on considère la société contemporaine et qu’on la compare à celles qui l’ont précédée, on constate une différence importante : aujourd’hui, l’autorité se présente comme désacralisée, il n’y a plus de rois par la grâce de Dieu.

Daniel Cohn-Bendit : Tu es en Belgique.

Cornelius Castoriadis : Je n’oublie pas que je suis en Belgique. Mais je ne crois pas que le roi des Belges soit considéré comme roi par la grâce de Dieu. Je pense que cela doit être un principe du droit constitutionnel belge, que s’il y a un roi des Belges, c’est parce que le peuple belge a souverainement décidé qu’il aurait un roi - non ?

(Rires)

On penserait donc que l’autorité, aujourd’hui, est désacralisée. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Ce qui, autrefois, sacralisait l’autorité, c’était la religion : comme le disait saint Paul, dans l’Epître aux Romains, « tout pouvoir vient de Dieu ». Autre chose a pris aujourd’hui la place de la religion et de Dieu : quelque chose qui n’est pas pour nous « sacré », mais qui a réussi, tant bien que mal, à s’installer socialement comme l’équivalent pratique du sacré, comme une sorte de substitut de religion, une religion plate et aplatie. Et cela est l’idée, la représentation, la signification imaginaire du savoir et de la technique.

Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que ceux qui exercent le pouvoir « savent ». Mais ils prétendent savoir et c’est au nom de ce prétendu savoir - savoir spécialisé, scientifique, technique - qu’ils justifient leur pouvoir aux yeux de la population. Et s’ils peuvent le faire, c’est que la population y croit, qu’elle a été dressée pour y croire.

Ainsi, en France, on est accablé d’un président de la République qui se prétend spécialiste de l’économie. Ce « spécialiste », lorsqu’il était encore ministre des Finances, tenait des discours à la Chambre où il alignait pendant trois heures des statistiques avec quatre chiffres décimaux. Cela veut dire qu’il aurait dû être recalé en première année d’une UER d’économie, car une statistique avec quatre chiffres décimaux en matière de prix et de production n’a strictement aucun sens : au mieux, dans ces domaines, on peut parler à dix pour cent près. Il n’empêche que le président Giscard, qui n’est pas économiste, a réussi à déterrer un dinosaure du prétendu savoir économique, nommé Raymond Barre (rires et applaudissements), qu’il a baptisé en public « le meilleur économiste de France ». Moyennant quoi le bordel de l’économie française est à présent beaucoup plus grand que ce qu’il était il y a trois ans et aussi que ce qu’il aurait été si un concierge quelconque avait été président du Conseil.

(rires).

De cela, il y a une conclusion pratique à tirer. Il y a un terrain de lutte, notamment pour des gens comme vous, comme nous tous ici qui avons plus ou moins affaire avec les activités intellectuelles ou scientifiques. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que le pouvoir à l’époque actuelle n’est pas le savoir ; que non seulement il ne sait pas tout, mais même qu’il sait beaucoup moins de choses que n’en savent les gens en général, et qu’à cela il y a des raisons profondes et organiques. Et, en deuxième lieu, que ce « savoir » dont se réclame le pouvoir, même lorsqu’il existe, a un caractère bien particulier, partiel et biaisé à la base.

Mais il y a aussi une question que je ne veux pas taire - bien que ce ne soit pas une des questions sur lesquelles nous devrions nous étendre ce soir. C’est que - oubliant maintenant tout à fait MM. Giscard, Barre et consorts - il y a un véritable problème du savoir, et même de la technique, qui nous interpelle effectivement en tant que ce savoir et même cette technique dépassent l’institution présente de la société. Même si l’on admet - comme je le fais - que l’orientation, les fins, le mode de transmission et l’organisation interne du savoir scientifique sont ancrés dans le système social actuel, plus même, qu’ils lui sont, en un sens, consubstantiels ; même alors, il faut accepter qu’il y a la création de quelque chose qui dépasse certainement l’époque contemporaine. Cela est vrai aussi, d’ailleurs, pour les époques antérieures de l’histoire. Pour prendre un exemple facile, le théorème de Pythagore a été découvert et démontré il y a vingt-cinq siècles à Samos ou je ne sais où, peu importe. Il est clair qu’il a été découvert dans un contexte nullement « neutre », formé par un ensemble de schèmes imaginaires indissociablement et profondément liés à la conception grecque du monde, à l’institution imaginaire grecque du monde, comme toute la géométrie grecque. Cela n’empêche pas que, vingt-cinq siècles après, ce théorème de Pythagore, ou quelque chose qui a le même nom, non seulement continue à « être vrai » (on peut assortir cette expression de tous les guillemets et les points d’interrogation que l’on voudra), mais apparaît comme infiniment plus vrai que ne pouvait le penser Pythagore lui-même, puisque l’énoncé présent du théorème de Pythagore, tel que vous le trouverez dans un traité contemporain d’analyse, en constitue une immense généralisation. Cela s’appelle toujours théorème de Pythagore, mais cela s’énonce : dans tout espace préhilbertien, le carré de la norme de la somme de deux vecteurs orthogonaux est égal à la somme des carrés de leurs normes. Ou, pour prendre un autre exemple : il n’y a pas de société possible sans arithmétique - aussi archaïque, primitive, sauvage soit cette société. Mais où s’arrête donc l’arithmétique ? Cela aussi fait partie de la question du savoir. Il est trop facile d’évacuer cette question en disant, comme un récent micro-farceur parisien, que le totalitarisme c’est les savants au pouvoir : ce qui évidemment ne fait qu’accréditer et renforcer la mystification idéologique dominante. Comme si Staline, qui dirigeait les opérations de l’Armée russe pendant la deuxième guerre mondiale sur une mappemonde, comme l’a révélé Khrouchtchev, était un « savant au pouvoir » ! Mais il est aussi trop facile d’évacuer la question, comme cela se fait souvent dans notre milieu et par des gens qui nous sont proches, en voulant jeter par-dessus bord en bloc la science et la technique comme telles, parce qu’elles seraient de purs produits du système établi ; on aboutit ainsi à éliminer l’interrogation portant sur le monde, sur nous-mêmes, sur notre savoir.

J’en viens maintenant à l’autre dimension du processus de fabrication sociale de l’individu, celle qui concerne les « besoins ». Bien évidemment, il n’existe pas de « besoins naturels » de l’être humain, dans aucune définition du terme « naturel » - sauf peut-être dans une définition philosophique où la nature serait quelque chose de tout à fait différent de ce que vous pensez d’habitude sous ce terme : une « nature » selon Aristote, ou Spinoza, quelque chose comme une norme à la fois idéale et réelle. Outre que nous ne sommes pas là ce soir pour discuter ce type de questions philosophiques, cette acception du terme « nature » ne nous intéresse pas pour une raison précise : on ne voit pas comment on pourrait se mettre d’accord socialement pour définir des besoins qui correspondraient à cette « nature »-là.

Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont « satisfaits » tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins « économiques ». Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un « besoin ». Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais « besoin » absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe.

En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et tant bien que mal, ces « besoins » sont à peu près tout ce qui compte dans la vie. Et, en troisième lieu - et c’est un des points qui nous séparent radicalement d’une vue comme celle que Marx pouvait avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du temps, il les satisfait. Comme on dirait en anglais : He promises the goods, and he delivers the goods. La camelote, elle est là, les magasins en regorgent - et vous n’avez qu’à travailler pour pouvoir en acheter. Vous n’avez qu’à être sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà. Et l’expérience historique est là pour montrer qu’à quelques exceptions près, ça marche : ça marche, ça produit, ça travaille, ça achète, ça consomme et ça remarche.

A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.

Il faut bien réaliser ce que cela signifie. Lorsque nous parlons du problème de l’énergie, du nucléaire, etc., c’est en fait tout le fonctionnement politique et social qui est impliqué, et tout le mode de vie contemporain. Il en est ainsi à la fois « objectivement » et du point de vue des gens, et à cet égard nos critiques de l’abrutissement consommationniste comptent peu.

On peut facilement illustrer la situation, moyennant les futurs - et déjà présents et passés - discours électoraux du citoyen Marchais, expliquant : primo, si vous n’avez plus d’essence pour rouler, c’est la faute des trusts, des multinationales et du gouvernement qui fait leur jeu ; et, secundo, si le Parti communiste vient au pouvoir, il vous donnera de l’essence parce qu’il ne se soumettra plus aux multinationales mais aussi parce que notre grande alliée, amie du peuple français et grand producteur de pétrole, l’Union soviétique, nous en fournira (peu importe si les choses commencent à aller très mal là-bas également, à cet égard aussi). On voit là un scénario possible ; comme aussi il existe un scénario possible du côté apparemment opposé - je dis bien apparemment -, c’est-à-dire du côté d’une démagogie néofasciste, qui pourrait se développer à partir de la crise de l’énergie et de ses retombées de toutes sortes.

La crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société. C’est cette société-ci qui a besoin, chaque année, de 10 % de pétrole ou d’énergie de plus pour pouvoir continuer à tourner. Cela veut dire que la crise de l’énergie est, en un sens, crise de cette société. Ainsi, elle contient en germe - c’est là une question à laquelle c’est beaucoup plus à vous qu’à moi de répondre - la mise en cause par les gens de l’ensemble du système ; mais peut-être contient-elle aussi en germe la possibilité que les gens suivent au plan politique les courants les plus aberrants, les plus monstrueux. Car, telle qu’elle est, cette société ne pourrait probablement pas continuer si on ne lui assurait pas ce ronron de la consommation croissante. Elle pourrait se remettre en cause, en disant : ce que l’on est en train de faire est complètement fou, la façon selon laquelle on vit est absurde. Mais elle pourrait aussi s’agripper au mode de vie actuel, en se disant : tel parti a la solution, ou : il n’y a qu’à mettre à la porte les juifs, les Arabes, ou je ne sais pas qui, pour résoudre nos problèmes.

Telle est la question qui se pose, et que je vous pose, actuellement : où en est la crise du mode de vie capitaliste pour les gens ? Et que pourrait être une activité politique lucide qui accélère la prise de conscience de l’absurdité du système et aide les gens à dégager les critiques du système qui, certainement, se forment déjà à droite et à gauche ?

Je voudrais aborder maintenant, en liaison immédiate avec ce qui précède, le mouvement écologique. Il me semble que l’on peut observer, dans l’histoire de la société moderne, une sorte d’évolution du champ sur lequel ont porté les mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions. Il me semble aussi que cette évolution peut être quelque peu éclairée si on se réfère à ces deux dimensions de l’institution de la société que j’évoquais tout à l’heure : l’instillation aux individus d’un schème d’autorité et l’instillation aux individus d’un schème de besoins. Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ, l’ensemble de l’organisation de la société, mais d’une manière qui, rétrospectivement, ne peut manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le mouvement ouvrier attaquait surtout, c’était la dimension de l’autorité - c’est-à-dire la domination qui en est le versant « objectif ». Même sur ce point il laissait dans l’ombre - c’était quasiment fatal à l’époque - des aspects tout à fait décisifs du problème de l’autorité et de la domination, donc aussi des problèmes politiques de la reconstruction d’une société autonome. Certains de ces aspects ont été mis en question par la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes, les figures et les relations d’autorité tels qu’ils existent dans d’autres sphères de la vie sociale.

Ce que le mouvement écologique a mis en question, de son côté, c’est l’autre dimension : le schème et la structure des besoins, le mode de vie. Et cela constitue un dépassement capital de ce qui peut être vu comme le caractère unilatéral des mouvements antérieurs. Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique est toute la conception, toute la position des rapports entre l’humanité et le monde, et finalement la question centrale et éternelle : qu’est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?

A cette question, il existe déjà une réponse, et on la connaît : c’est la réponse capitaliste. Permettez-moi ici une parenthèse et un rapide retour en arrière. La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme.

Or ce qui apparaît, peut-être en tâtonnant et en balbutiant, à travers le mouvement écologique, c’est que certainement nous ne voulons pas être maîtres et possesseurs de la nature. D’abord, parce que nous avons compris que cela ne veut rien dire, que cela n’a pas de sens - si ce n’est d’asservir la société à un projet absurde et aux structures de domination qui l’incarnent. Et, ensuite, parce que nous voulons un autre rapport à la nature et au monde ; et cela veut dire aussi un autre mode de vie, et d’autres besoins.

Mais la question est : quel mode de vie, et quels besoins ? Que voulons-nous ? Et qui, comment, à partir de quoi, peut répondre à ces questions ? Répondre, j’entends, non pas dans le savoir absolu, mais en connaissance de cause, et dans la lucidité ?

A mes yeux, le mouvement écologique est apparu comme un des mouvements qui tendent vers l’autonomie de la société ; et chaque fois que j’ai eu à en parler, oralement ou par écrit, je l’ai inclus dans la série de ces mouvements dont je parlais tout à l’heure. Dans le mouvement écologique il s’agit, en premier lieu, de l’autonomie par rapport à un système technico-productif, prétendument inévitable ou prétendument optimal : le système technico-productif qui est là dans la société actuelle. Mais il est absolument certain que le mouvement écologique, par les questions qu’il soulève, dépasse de loin cette question du système technico-productif, qu’il engage potentiellement tout le problème politique et tout le problème social. Je vais m’expliquer et terminer là-dessus.

Que le mouvement écologique engage tout le problème politique et tout le problème social, on peut le voir immédiatement à partir d’une question apparemment limitée. J’espère que vous m’excuserez si je vous dis des choses que vous avez dû entendre déjà des dizaines de fois, et si je les dis de façon abrupte. La lutte antinucléaire : oui, très bien, bravo. Mais est-ce que cela veut dire en même temps : lutte antiélectricité ? Si oui, alors il faut le dire, tout de suite, fortement et clairement. Et il faut dire aussi : nous sommes contre l’électricité, et nous connaissons toutes les implications de ce que nous disons : pas de sonorisation dans une salle comme celle-ci - mais c’est déjà fait (rires) ; pas de téléphone ; pas de blocs opératoires en chirurgie (après tout, Illich affirme que la médecine ne fait qu’augmenter le taux de mortalité) ; pas de radios, libres ou pas ; pas de magnétophones ; pas de disques de Keith Jarret, comme j’en entendais tout à l’heure dans votre club, etc. Il faut réaliser qu’il n’y a pratiquement aucun objet de la vie moderne qui d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, n’implique l’électricité. Ce rejet total est peut-être acceptable - mais il faut le savoir, et il faut le dire.

Ou alors, la seule chose qui serait logique, c’est de proposer d’autres sources d’énergie, d’affirmer et de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se priver d’électricité si l’on exclut les centrales nucléaires, à condition de réformer l’ensemble du système de production d’énergie de telle sorte que seules entrent en jeu des énergies renouvelables. Comme je suis certain que vous connaissez beaucoup plus de choses que moi sur les énergies renouvelables, ce n’est pas la peine que je m’étende sur cette question considérée en elle-même. Mais la question des énergies renouvelables dépasse de loin la question des énergies renouvelables. D’abord, elle implique la totalité de la production ; et puis (ou plutôt en même temps) elle implique la totalité de l’organisation sociale. La seule tentative que je connaisse personnellement de prendre en compte sérieusement l’ensemble de la question, c’est le projet Alter sur lequel travaille en France le mathématicien Philippe Courrège avec un minuscule groupe de collaborateurs bénévoles. Je dis sérieusement, parce que Courrège a tout de suite vu qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer la production d’énergies renouvelables, que cela impliquait la totalité de la production et, par conséquent, il s’est attaqué à la construction d’un petit « système » complet (ou plutôt, d’une grande gamme de tels systèmes, dépendant chacun des objectifs finals qu’on se propose), d’une matrice bouclée qui couvre la totalité des « entrées » et des « sorties » d’une petite région à peu près autarcique. Mais je dis sérieusement aussi, parce que Courrège a également vu, et il le dit, que ce qui sur le plan « technique » et « économique » est une solution sinon simple au moins faisable, soulève des problèmes politiques et sociaux (il dit : sociétaux) immenses : la définition des objectifs finals de la production, l’acceptation par la communauté d’un état stationnaire, la gestion de l’ensemble, etc. Ici, je peux dire que je me sens en terrain familier : non pas que je possède, évidemment, la solution, mais parce que ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis et je travaille depuis trente ans et qui deviennent à la fois plus précises et plus claires lorsque l’on donne un soubassement concret à l’idée d’unités sociales autogouvernées et vivant pour une bonne partie sur des ressources locales renouvelables. Mais il reste ce que montre, « négativement » si je peux dire, le projet Alter : si on veut toucher au problème de l’énergie, il faut toucher à tout. Or tout cela n’est ni de la théorie, ni de la littérature. On sait que dès maintenant les gouvernements disent que sans centrales nucléaires il n’y aura plus d’électricité dans quelques années ; et, certainement, si rien d’autre ne se passe et comme, depuis 1973, ces gouvernements n’ont fait que bavarder sur le problème de l’énergie sans rien faire de réel, il finira bien par arriver quelque chose comme la rupture de charge du réseau en France l’année dernière.

Maintenant, d’un autre côté, les projets concernant les énergies renouvelables sont en partie récupérables à des fins que l’on ne pourrait même pas appeler réformistes : à des fins de pur et simple colmatage du système existant. Et, au-delà de cette question de récupération, cela conduit à une autre interrogation : est-ce qu’un « réformisme » antinucléaire, énergétique, écologique a un sens et peut être lucidement appuyé ? J’entends ici par « réformisme » le soutien accordé à des mesures partielles que nous considérons comme valables et ayant un sens (c’est-à-dire qui ne sont pas annulées du fait qu’elles s’insèrent dans un système global qui, lui, n’est pas changé). Par exemple, les lois contre la pollution des cours d’eau - lois qui laissent en place tout le reste : les multinationales, l’Etat, le parti communiste, le roi, etc. Une certaine position traditionnelle répondait à cette question par la négative. On disait : on se bat pour la Révolution, et un des sous-produits de la Révolution sera la non-pollution des rivières (comme aussi l’émancipation des femmes, la réforme de l’éducation, etc.). Nous savons que cette réponse est absurde et mystificatrice, et heureusement les femmes ou les étudiants ont cessé d’attendre la Révolution pour exiger et obtenir des changements effectifs dans leur condition. Je pense que la même chose vaut pour la lutte écologique : il y a, par exemple et entre mille autres, une grave question de la pollution des cours d’eau, et la lutte contre cet état de choses a pleinement un sens, à condition que l’on sache ce que l’on fait, que l’on soit lucide. Cela veut dire que l’on sait qu’actuellement on lutte pour tel objectif partiel, parce qu’il a une certaine valeur, et que l’on sait aussi que ce dont on demande l’introduction ou l’application, aussi longtemps que le système actuel existera, aura nécessairement une signification ambiguë et même pourra être détourné de sa finalité initiale. Vous savez que la Sécurité sociale a été, dans beaucoup de pays, une conquête arrachée de haute lutte par la classe ouvrière. Mais vous savez aussi qu’il y a des marxistes qui expliquent - et après tout, ce n’est pas totalement faux d’un certain point de vue - que la Sécurité sociale fait fonctionner le système capitaliste parce qu’elle sert à l’entretien de la force de travail. Et alors ? Est-ce qu’à partir de cet argument, on demanderait la suppression de la Sécurité sociale ?

Je terminerai en abordant le problème qui me paraît le plus profond, le plus critique, critique au sens initial du mot crise : moment et processus de décision. Parler d’une société autonome, de l’autonomie de la société non seulement à l’égard de telle couche dominante particulière mais à l’égard de sa propre institution, des besoins, des techniques, etc., présuppose à la fois la capacité et la volonté des humains de s’auto-gouverner, au sens le plus fort de ce terme. Pendant très longtemps, en fait dès le début de la période où je faisais, avec mes camarades, Socialisme ou Barbarie, c’était essentiellement dans ces termes que se formulait pour moi la question de la possibilité d’une transformation radicale, révolutionnaire, de la société : est-ce que les humains ont la capacité et surtout la volonté de s’auto-gouverner (je dis surtout la volonté, car à mes yeux la « capacité » ne fait pas vraiment problème) ? Est-ce qu’ils veulent vraiment être maîtres d’eux-mêmes ? Car, après tout, s’ils le voulaient, rien ne pourrait les en empêcher : cela, on le sait depuis Rosa Luxemburg, depuis La Boëtie, même depuis les Grecs. Mais, petit à petit, un autre aspect de cette question - de la question de la possibilité d’une transformation radicale de la société - a commencé à m’apparaître, et à me préoccuper de plus en plus. C’est qu’une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. Car vous serez d’accord avec moi pour dire qu’un socialisme des embouteillages est une absurdité dans les termes, et que la solution socialiste de ce problème ne serait pas d’éliminer les embouteillages en quadruplant la largeur des Champs-Elysées. Qu’est-ce donc que ces villes ? Qu’est-ce que les gens qui les remplissent ont vraiment envie de faire ? Comment diable se fait-il qu’ils « préfèrent » avoir leurs voitures et passer des heures chaque jour dans les embouteillages, plutôt qu’autre chose ?

Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? Nous qui rejetons, du moins en paroles, le mode de vie capitaliste et ce qu’il implique - et il implique tout, absolument tout ce qui existe aujourd’hui - est-ce que nous voyons autour de nous naître un autre mode de vie qui préannonce, qui préfigure quelque chose de nouveau, quelque chose qui donnerait un contenu substantif à l’idée d’autogestion, d’autogouvernement, d’autonomie, d’auto-institution ? Autrement dit : l’idée d’autogouvernement peut-elle prendre sa pleine force, atteindre son plein appel, si elle n’est pas aussi portée par d’autres souhaits, par d’autres « besoins » qui ne peuvent pas être satisfaits dans le système social contemporain ?

Nous autres, probablement, nous qui sommes ici, pouvons sans doute penser à de tels besoins, nous les éprouvons, et peut-être pour nous ils comptent beaucoup. Par exemple, que sais-je, pouvoir aller quand on veut flâner deux jours dans les bois. Mais la question n’est évidemment pas là ; il ne s’agit pas de nos souhaits et besoins à nous, mais de ceux de la grande masse des gens. Et l’on se demande : est-ce que quelque chose de ce genre, le rejet des besoins nourris actuellement par le système et l’apparition d’autres visées, commence à poindre, à apparaître comme important pour les gens qui vivent aujourd’hui ?

Et finalement : est-ce qu’ici, sur ce point, sur cette ligne, nous ne rencontrons pas effectivement la limite de la pensée et de l’action politiques ? Car bien entendu, comme toute pensée et toute action, celle-ci aussi doit avoir une limite - et doit s’efforcer de la reconnaître. Est-ce que cette limite n’est pas, sur ce point, celle-ci : que ni nous, ni personne ne peut décider d’un mode de vie pour les autres ? Nous disons, nous pouvons dire, nous avons le droit de dire que nous sommes contre le mode de vie contemporain - ce qui, encore une fois, implique à peu près tout ce qui existe, et non seulement la construction de telle centrale nucléaire, qui n’en est qu’une implication du énième ordre. Mais dire que nous sommes contre tel mode de vie, cela introduit par la bande un problème formidable : ce que l’on peut appeler le problème du droit au sens le plus général, non pas simplement du droit formel, mais du droit comme contenu. Que se passe-t-il, si les autres continuent de vouloir de cet autre mode de vie ? Je prendrai volontairement un exemple extrême et absurde, parce qu’il est proche du point de départ de notre réunion. Supposez qu’il y ait des gens qui non seulement veulent de l’électricité, mais veulent spécifiquement de l’électricité d’origine nucléaire. Vous leur offrez toute l’électricité du monde, ils n’en veulent pas : ils veulent qu’elle soit nucléaire. Tous les goûts sont dans la nature. Qu’est-ce que vous direz dans un tel cas, qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons, je suppose : il y a une décision majoritaire (du moins nous espérons qu’elle le serait) qui interdit aux gens de satisfaire leur goût de se fournir en électricité spécifiquement nucléaire. Exemple, encore une fois, absurde - et facile à régler. Mais vous pouvez aisément imaginer des milliers d’autres, qui ne sont ni absurdes ni faciles à régler. Car ce qui est posé dans le mode de vie est finalement cette question : jusqu’où peut aller le « droit » (la possibilité effective, légalement et collectivement assurée) de chaque individu, de chaque groupe, de chaque commune, de chaque nation d’agir comme il l’entend à partir du moment où nous savons - nous le savions depuis toujours, mais l’écologie nous le rappelle avec force - que nous sommes tous embarqués sur le même rafiot planétaire, et que ce que chacun fait peut se répercuter sur tous ? La question de l’autogouvernement, de l’autonomie de la société est aussi la question de l’autolimitation de la société. Autolimitation qui a deux versants : la limitation par la société de ce qu’elle considère comme les souhaits, tendances, actes, etc., inacceptables de telle ou telle partie de ses membres ; mais aussi, autolimitation de la société elle-même dans la réglementation, la régulation, la législation qu’elle exerce sur ses membres. Le problème positif et substantif du droit c’est de pouvoir concevoir une société qui à la fois est fondée sur des règles universelles substantives (l’interdiction du meurtre n’est pas une règle « formelle » et en même temps est compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle et donc aussi de modes de vie et de systèmes de besoins (je ne parle pas du folklore pour touristes). Et cette synthèse, cette conciliation nous ne pouvons pas la sortir de notre tête. Et si nous la sortions, cela ne servirait à rien. Elle sortira de la société elle-même, ou elle ne sortira pas.

Reconnaître cette limite à la pensée et à l’action politiques, c’est s’interdire de refaire le travail des philosophes politiques du passé, se substituant à la société et décidant, comme Platon et même Aristote, que telle gamme musicale est bonne pour l’éducation des jeunes, tandis que telle autre est mauvaise et doit donc être interdite dans la cité. Cela n’implique nullement que nous renoncions à notre propre pensée, à notre propre action, à notre point de vue, ni que nous acceptions aveuglément et religieusement tout ce que la société et l’histoire peuvent produire. C’est finalement encore un point de vue abstrait de philosophe qui amène Marx à décider (car c’est lui qui le décide) que ce que l’histoire décidera ou a déjà décidé est bon. (L’histoire a presque décidé pour le Goulag.) Nous maintenons notre responsabilité, notre jugement, notre pensée et notre action, mais nous en reconnaissons aussi la limite. Et reconnaître cette limite, c’est donner son plein contenu à ce que nous disons sur le fond, à savoir qu’une politique révolutionnaire aujourd’hui est en premier lieu et avant tout la reconnaissance de l’autonomie des gens, c’est-à-dire la reconnaissance de la société elle-même comme source ultime de création institutionnelle.

(applaudissements).

Retranscription in extenso de la Conférence de Cornelius Castoriadis à Louvain-la-neuve le 27 février 1980

mercredi 20 octobre 2010

La notion de lieu


La Notion de Lieu Chez Édouard Glissant

"Le lieu s'agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables."(Glissant, 1997,p.60)

La notion de "lieu" chez Glissant s'oppose à celle de territoire. Celui-ci présuppose l'idée de racine unique, de filiation, de communauté de sang. Cette idée de territoire implique aussi par ailleurs la possession de la terre, c'est-à-dire, le droit du sol, et cette possession de la terre sont légitimées par les Mythes fondateurs de communauté. Ces Mythes racontent l'enracinement des hommes sur "leur" terre et ce faisant transforment la relation que les membres de la communauté ont avec la terre où ils vivent : celle-ci devient pour eux le territoire, ou plutôt, "leur" territoire. Et à partir du moment où une communauté a "justifié" et acquis la légitimité sur "son" territoire, sa tendance sera de vouloir répandre ce qu'elle considère comme sa propre légitimité à l' "Autre". La "mission civilisatrice" de l'Occident, par exemple, a constitué l'une des formes perverses de cette légitimité : elle s’est octroyé le droit d'apporter à l' "Autre" les valeurs de sa culture particulière, ou des cultures particulières européennes, érigées en valeurs universelles.

Selon Glissant, dans notre contemporanéité, une question difficile et en même temps nécessaire se pose à nous tous: comment concevoir la Totalité-Monde comme une totalité concrète, et non plus comme une valeur sublimée à partir des valeurs particulières érigées comme valeurs universelles?

La notion de territoire est une notion exclusive et elle produit donc de l'intolérance.

Elle présuppose des frontières à l'intérieur desquelles peuvent demeurer seulement ceux qui ont acquis le droit d'y être, soit à travers la filiation (le droit du sang), soit à travers le droit du sol, c'est-à-dire, le droit sur le territoire.

Or, la Relation, c'est-à-dire, la confluence des cultures dans la Totalité-Monde, que Glissant considère comme une donnée inéluctable de notre planète aujourd'hui, a métamorphosé l'Être en Étant, et du même coup a dilué le "droit du sang" et le "droit du sol". Seul le "lieu" détermine désormais notre identité e mantient notre spécificité.

"Pourquoi cette angoisse devant la réalité du chaos-monde dont il semble qu'il soit l'objet le plus haut de la littérature aujourd'hui? Parce que nous voyons bien que la conscience non naïve de cette totalité ne peut plus être excluante, ne peut plus passer par cette sécurisation que procurait, dans l'Iliade ou l'Ancien Testament, la certitude de la communauté élue s'établissant sur une terre élue qui ainsi devient territoire. Car à la conscience non naïve de cette communauté nouvelle et totale se pose la question : comment être soi sans se fermer à l'autre et comment consentir à l'autre, à tous les autres sans renoncer à soi? C'est la question qui agite le poète et qu'il a à débattre quand il est en phase avec la communauté qu'il doit soutenir le plus souvent, parce que c'est une communauté menacée aujourd'hui dans le monde. Mais il doit défendre sa communauté non plus par le rêve d'une totalité-monde qui serait universellement acquise (comme au temps où cette totalité-monde était encore du domaine du rêve), il doit défendre sa communauté dans la réalité d'un chaos-monde qui ne consent plus à l'universel généralisant...Le lieu n'est pas un territoire; on accepte de partager le lieu, on le conçoit et le vit dans une pensée de l'errance, alors même qu'on le défend contre toute dénaturation".(Glissant, 1995,p.30.78)

Nous assistons aujourd'hui à toute sorte d’intolérance : religieuse, ethnique, raciale, et aussi à l'émergence de nationalismes et de régionalismes exclusifs, tous encore fondés sur l'idée de territoire, d'identité et de racine unique.

Face aux phénomènes de migrations de notre contemporanéité et les foules de "déterritorialisés" qu'elles provoquent, il nous faut d'urgence oeuvrer pour la transformation de l'imaginaire des humanités, et les littératures des peuples, les littératures du Divers, ont un rôle fondamental à jouer dans cette transformation.

En pratiquant la Poétique de la Relation, les littératures s'orientent, à partir de leur "lieu", et de leur imaginaire particulier, vers l'imaginaire du Tout-Monde, imaginaire qui correspond aujourd'hui à la Totalité-Terre concrètement réalisée : "Il y a aussi le fait que cette régionalisation, au beau sens du terme, est encore liée à la vieille idée de l'identité racine-unique et que certaines régions nouvellement apparues ont tendance à se constituer en nations aussi sectaires et intolérantes que les anciennes nations... La véritable régionalisation ne doit pas dépendre d'un centre ni se constituer en nations aussi sectaires et intolérantes que les anciennes nations...La véritable régionalisation ne doit pas dépendre d'un centre ni se constituer en centre. Elle doit être une poétique de partage dans le Tout-monde. C'est assez difficile à percevoir pour des communautés et assez difficile à réaliser étant donné les impératifs économiques, politiques de l'existence collective (Glissant, 1995, p.101, 102)

Le "lieu" n'est pas racine unique. Il est racine rhizome qui va à la rencontre d'autres racines. Il trame l'"identité-rhizome", l'identité-relation. La notion de "rhizome" empruntée par Glisant à F. Guattari et à G. Deleuze (cf. Mil Platôs -Capitalismo e Esquizofrenia. Vol.1 Ed. 34, Rio de Janeiro, 1995 pg.11 à 37) s'oppose à la logique binaire cartésienne dont la représentation serait l'arbre-racine unique : la loi de l'Un qui devient deux, qui se reparti en quatre, et ainsi de suite, ayant cependant toujours un centre supérieur, générateur et organisateur.

Contrairement aux "systèmes à arbres", le rizhome est représenté comme une souche à la fois souterraine et aérienne qui se ramifie dans tous les sens. L'idée de rhizome, selon Deleuze et Guattari, contient les principes suivants : la connexion et l'hétérogénéité, la multiplicité, la rupture non-signifiante, la cartographie et la décalcomanie. Dans le rhizome l'Un est nécessairement éliminé, relié à une multiplicité de souches, de traits de différentes natures toujours en train de se métamorphoser.

Le "lieu", qui est donc vécu comme racine rhizome, ne consacre plus l'exclusion: ses chemins mènent à l'Autre étant donné qu'il est vécu comme "errance" et comme "dérive".

L'"errance est l'appétit du monde, et habités par elle, nous traçons des chemins pour aller à la rencontre de la diversité, pour "donner avec"(c'est-à-dire, confluer). Et c'est aussi l'"errance" qui pousse l'Étant à abandonner les pensées de système pour revenir aux pensées "terre à terre" d' exploration du réel.

La "dérive" c'est la disponibilité de l'Étant pour toute sorte de migrations possibles, et chaque culture particulière possède sa manière de vivre, d'élaborer sa disponibilité de l'Étant, aussi bien que ses errances à travers et dans le Tout-Monde.

"La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l'enracinement, mais récuse l'idée d'une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j'appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s'étend dans un rapport à l'Autre. (Glissant, 1990, p.23)

Aujourd'hui dans le monde il se tisse des "régions culturelles" qui dépassent les frontières des États Nations, comme par exemple, la région culturelle des Caraïbes francoanglo- hispanique. Certaines de ces régions sont déjà nommées comme des "nations culturelles", avant de se constituer comme des nations politiquement souveraines. C'est le cas par exemple, de la "nation basque".

Nous sommes alors, selon Glissant, devant le fait évident que les continents "s'archipélisent", tout aussi bien que les "systèmes de pensée", qui sont des pensées continentales, s'archipélisent, c'est-à-dire qu' aussi bien les continents que les systèmes de pensée perdent leur densité, leur poids, et se constituent en archipels ouverts vers la Totalité-Terre.

"Avoir une poétique de la totalité-monde, c'est lier de manière rémissible le lieu, d'où une poétique ou une littérature est émise, à la totalité-monde et inversement. Autrement dit, la littérature ne se produit pas dans une suspension, ce n'est pas une suspension en l'air. Elle provient d'un lieu, il y a un lieu incontournable de l'émission de l'oeuvre littéraire, mais aujourd'hui l'oeuvre littéraire convient d'autant mieux au lieu qu'elle établit relation entre ce lieu et la totalité-monde".(Glissant,1995,p.28)

Cependant, cette ouverture vers la totalité, réalisée grâce à la lutte des peuples dans le processus de la décolonisation, et rendue possible par le développement technologique et le phénomène de la globalisation, n'a rien à voir avec les vagues uniformisatrices propulsées par la mondialisation de la culture. Celles-ci constituent au fait le côté négatif de la Totalité-Terre réalisée, étant donné qu'il est impossible de réduire une communauté ou un individu à une vérité qu'il n'a pas générée de lui-même, dans l'opacité de son temps et de son "lieu".

L'ouverture des cultures particulières à la confluence des cultures, sollicite des cultures fortes, indépendantes, conscientes de leurs valeurs d'échange, engagées dans la défense de leur 'lieu" culturel et de leur entour géographique puisque les cultures doivent pouvoir répondre à la pression du phénomène de la globalisation et du marché unique.

La notion de "lieu" serait en accord avec ce qui se produit aujourd'hui dans le monde parce que de la même manière qu'elle dilue le concept de territoire, elle dilue aussi l'idée de nation, de région ou d'ethnie fermées sur elles-mêmes, enracinées dans leurs "propres" valeurs et qui comportent une vision de monde qui exclut l'Autre, le différent, l'étranger.

Le "lieu" est incontournable, selon Glissant. Cela veut dire au moins deux choses: a) que l'on ne peut le délimiter, en tracer les contours, puisque le "lieu" ne se confond pas avec la superficie géographique; b) que l'on ne peut agir dans la Totalité-Terre, c'est-à-dire, dans la Relation, d'une autre manière qu'à partir de l'acte exercé dans et à partir de son propre lieu. Par ailleurs, la notion de "lieu" empêche la divagation de la connaissance. Celle-ci s'accumule pour chaque communauté à partir du travail patient qui consiste à fouiller sa terre, son pays/paysage ouvert sur le monde. C'est dans notre "lieu" que nous construisons nos résistances concrètes, à partir de la connaissance que nous en accumulons. Glissant exprime très bien ce qu'il veut dire par cette connaissance concrète, dans l'épigraphe de son roman "La Case du Commandeur": "Fouiller la terre...comme la racine d'un igname".

L'action dans une communauté culturelle particulière, c'est-à-dire, dans un "lieu", considère l'imaginaire de ce "lieu", ses questionnements et ses difficultés en les synchronisant avec l'imaginaire du Tout-Monde, en essayant de cette manière de capter le "invariants" qui sont communs à la diversité des communautés culturelles qui aujourd'hui souffrent et résistent dans leur "lieu" aux idéologies dominantes, au marché unique, à la globalisation "dénaturalisante", à la faim, aux guerres, à la mort culturelle, à toute cette infinie négativité de notre chaos contemporain.

Ces "échos-monde" et ces "lieux-communs", éparpillés partout dans le monde grâce aux médias internationaux contrôlés par le capital international, partent du lieu et retournent à lui, en circularité, et l'action communitaire se développe et se perfectionne dans ce processus de la Relation. Les media (les chaînes de télévision, les vidéos, les journaux, les films, l'internet, etc.), transforment ainsi lentement les anciens agents actifs qui agissaient sur les communautés, en agents neutres dont la fonction manipulatrice consiste à camoufler les forces véritables de la Totalité-Monde, que Glissant nomme "les lieux communs" (sans trait d'union) et les "invariants".

Aujourd'hui, les littératures des peuples doivent capter et tisser la trame de ces "lieux communs" et de ces "invariants" pour les faire émerger dans la Totalité-Terre, élaborant ainsi la pensée poétique. Elles contribueront ainsi à faire prendre conscience aux humanités que la connaissance à travers l'imaginaire doit irriguer la pensée rationnelle, étant donné que celle-ci s'est montrée incapable d'élaborer le bonheur de tous les hommes, et de faire que les humanités "donnent avec", c'est-à-dire confluent, convergent tout en respectant la richesse de la diversité des cultures, et en s'enrichissant de cette diversité.

Glissant donne comme exemple de lutte et de résistance sollicitant aujourd'hui l'engagement des écrivains, la question linguistique, c'est-à-dire, la menace de mort qui pèse sur le divers des langues, menace qui constitue à notre époque historique l'un des "invariants" des peuples de la planète: "Écouter l'autre, les autres, c'est élargir la dimension spirituelle de sa propre langue, c'est-à-dire la mettre en relation. Comprendre l'autre, les autres, c'est accepter que la vérité d'ailleurs s'appose à la vérité d'ici. Et s'accorder à l'autre, c'est accepter d'ajouter aux stratégies particulières développées en faveur de chaque langue régionale ou nationale des stratégies d'ensemble qui seraient discutées en commun. Il me semble que dans le panorama du monde actuel, c'est la mission du poète, de l'écrivain et de l'intellectuel que de réfléchir et de proposer, s'agissant de toutes ces coordonnées, de toutes ces relations, de tous ces entrelacs de la question des langues".( Glissant, 1995, p.35)

Dans le rhizome de la Totalité-Terre les notions de "centre" et de "périphérie" deviennent caduques. Aujourd'hui, les cultures considérées avant comme périphériques, produisent et diffusent des idées, des créations artistiques, des littératures pour le Tout- Monde. Les anciens centres, même s'ils détiennent le pouvoir économique de résonance centripète pour la totalité de la planète (puisque ce sont eux qui contrôlent la diffusion du divers du monde) ne détiennent plus la légitimité du "modèle universalisant". Ils n'ont donc plus à être considérés par l'immense majorité du divers comme des centres, mais plutôt comme des éléments qui participent de la totalité-Monde dans laquelle ils s'insèrent.

"Je crois que les continents s'archipélisent par-delà les frontières nationales. Il y a des régions qui se déplacent et qui culturellement prennent plus d'importance que les nations enfermées dans leurs frontières.

Par exemple, en Europe, il est tout à fait évident que les frontières des nations tendent à s'élimer mais que les régions tendent à apparaître. Ces régions souffrent encore de l'existence des nations, qui tendent justement à les périphériser, à les considérer comme dépendantes d'un centre. Je pense que, par exemple, quelques-unes des pensées les plus frappantes, dans ces derniers temps, ont été formulées à partir de ce que j'ai appelé des périphéries par rapport à des centres".(Glissant, 1995, p.101,102)

L'esthétique de l'univers, qui selon Glissant s'est substituée à l'esthétique abstraite occidental, est multiple : en elle le divers conflue. Cela veut dire que les multiples lieux culturels qui sont en mutation permanente dans la Relation, constituent, grâce à la force de l'imaginaire, les "invariants" et les "lieux communs" dont ils ont besoin pour vivre ou pour exprimer les confluences culturelles, et ces "invariants" et "lieux communs" sont captés et élaborés par les artistes et les écrivains. Les "lieux" confluent donc et constituent des régions culturelles, et celles-ci à leur tour débouchent sur la Totalité-Terre réalisée.

Les écrivains ont la responsabilité d'exprimer l'imaginaire du monde en se servant d'une pensée intuitive, non-informative qui part des formes spécifiques d'un "lieu" pour retrouver les "invariants"communs à tous les peuples, et ce faisant, ils agissent dans la matière même du monde. Les écrivains, selon Glissant, recommencent dans notre contemporanéité à avoir une forte présence dans la Totalité-Monde, étant donné qu'aujourd'hui, les cultures, dans leur élaboration identitaire, font appel à deux dimensions: la littéralité superficielle des media, c'est-à-dire l'illusion qui consiste à croire que l'on connaît le monde parce que l'on sait ce qui se passe de l'autre côté de la planète terre; et l'approche réelle de l' imaginaire de la Totalité-Terre faite à partir de chaque "lieu".

Glissant cite comme exemples d'"invariants" présents aujourd'hui dans le monde :

- le besoin de dépasser sa propre subjectivité pour aller vers "l'intersubjectivité' du Tout- Monde;

- L'écologie politique : la conscience que nous avons que nous devons transformer les diverses sensibilités communautaires en leur proposant la passion pour la terre dans laquelle nous vivons, afin d'essayer de sauver la planète de la destruction, et de sauver le divers, c'est-à-dire, sauver les communautés de la standardisation internationale de toutes les formes de consommation et des modèles généralisants.

La résistance politique menée à travers la Poétique de la Relation doit "déterrer" les "invariants" des communautés en propulsant de cette manière la transformation de l'imaginaire des humanités. Cependant, tant que les cultures du monde ne seront pas habitées par l'imaginaire de la Totalité-Terre, elles ne seront pas à même de comprendre qu'il n'est pas besoin d'anéantir, de démolir une autre culture pour s'affirmer soi-même, et, de ce fait, des multiples cultures seront menacées.

"Sur l'imaginaire de l'identité racine-unique, boutons cet imaginaire de l'identité-rhizome. À l'être qui se pose, montrons l'étant qui s'appose. Récusons en même temps les retours du refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des Puissants. Dans un monde où tant de communautés se voient mortellement refuser le droit à toute identité, c'est paradoxe que de proposer l'imaginaire d'une identité-relation, d'une identitérhizome.

Je crois pourtant que voilà bien une des passions de ces communautés opprimées, de supposer ce dépassement, de le porter à même leurs souffrances. Pas besoin de bêler à une vocation humaniste pour comprendre cela, tout bonnement".(Glissant, 1997,p.21)

BIBLIOGRAPHIE :

GLISSANT, Édouard - Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

- Introduction à une Poétique du Divers, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1995.

- Traité Du Tout-Monde, Poétique, Paris, Gallimard, 1997.

- DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix - Mil Platôs - Capitalismo e Esquizofrênia, Rio de Janeiro, Editora 34,1995

- Enilce Albergaria Rocha Profa. de Língua e Literatura Francesa da Universidade Federal de Juiz de Fora

– MG Doutoranda em Estudos Comparados de Literaturas de Língua Portuguêsa/USP.

Docteur ès lettres, Edouard Glissant « l'un des plus grands écrivains contemporains de l'universel » (Jacques Cellard, Le Monde) est né à Sainte-Marie (Martinique) le 21 septembre 1928. Formé au lycée Schoelcher de Fort-de-France, il poursuit des études de philosophie à la Sorbonne et d'ethnologie au Musée de l'Homme.

Ses premiers poèmes (Un champ d'îles, La terre inquiète et Les Indes) lui valent de figurer dans l'Anthologie de la poésie nouvelle de Jean Paris. Il joue un rôle de premier plan dans la renaissance culturelle négro-africaine (congrès des écrivains et des artistes noirs de Paris en 1956 et de Rome en 1959) et collabore à la revue Les Lettres nouvelles. Le prix Renaudot, remporté en 1958 pour son premier roman, La Lézarde, consacre sa renommée. Cofondateur avec Paul Niger en 1959 du Front antillo-guyanais et proche des milieux intellectuels algériens, il est expulsé de la Guadeloupe et assigné à résidence en France. Il publie en 1961 une pièce de théâtre, Monsieur Toussaint, et en 1964, un second roman, Le Quatrième Siècle.

Rentré en Martinique en 1965, il fonde un établissement de recherche et d'enseignement, l'Institut martiniquais d'études, et une revue de sciences humaines, Acoma. Son oeuvre ne cesse de croître en ampleur et en diversité : une poursuite du cycle romanesque avec Malemort, La Case du commandeur et Mahagony ; un renouvellement de la poétique avec Boises, Pays rêvé, pays réel et Fastes ; et un épanouissement de la pensée avec trois essais majeurs, L'Intention poétique, Le Discours antillais et Poétique de la relation.

De 1982 à 1988, il est Directeur du Courrier de l'Unesco. En 1989, il est nommé « Distinguished University Professor » de l'Université d'Etat de Louisiane (LSU), où il dirige le Centre d'études françaises et francophones. Depuis 1995, il est « Distinguished Professor of French » à la City University of New York (CUNY).

De nombreux colloques internationaux lui ont été consacrés en des lieux divers : Université de Porto (Portugal), Louvain (Belgique), Université de l'Oklahoma (Norman), Guadeloupe, Martinique, Parme (Italie), Paris et à CUNY (New York).

Apis