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dimanche 16 novembre 2014

La France a-t-elle inventé le fascisme ?

La France a-t-elle inventé le fascisme?

Depuis 30 ans, une virulente controverse oppose deux écoles d'historiens. Elle a repris de plus belle cette année.  Zeev Sternhell et Serge Berstein ont accepté de s'affronter sur le sujet...

Affiche anonyme des années 1930: "Ce sont des anciens combattants sans armes qui criaient 'A bas les voleurs ! Vive la France' que le Cartel a fait tuer le 6 février 1934." (©E.R.L./SIPA) Affiche anonyme des années 1930: "Ce sont des anciens combattants sans armes qui criaient 'A bas les voleurs ! Vive la France' que le Cartel a fait tuer le 6 février 1934." (©E.R.L./SIPA)
A l'heure où l'extrême droite redevient en France une force politique redoutable, la question de la naissance du fascisme est toujours d'actualité. D'un côté, emmenés par l'Israëlien Zeev Sternhell, ceux qui font de la France le berceau du fascisme intellectuel dès la fin du XIXe siècle; de l'autre, l'école de Sciences-Po, fidèle à l'héritage de René Rémond, qui fait de la Première Guerre mondiale l'événement fondateur d'un courant éclos dans l'Italie de Mussolini.
La publication, au printemps, du livre de Zeev Sternhell «Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison» et, aujourd'hui, de «Fascisme français? La controverse», ouvrage collectif sous la direction de Serge Berstein et Michel Winock, relance le débat.
L'Obs Quelles sont vos définitions respectives du fascisme ?
ZEEV STERNHELL Le fascisme, c'est d'abord un nationalisme dur né de la double crise du libéralisme et du marxisme à la fin du XIXe siècle. Cette crise éclate en France parce que la France est la société libérale la plus avancée du continent. Pour la première fois, on assiste à une contestation de la démocratie au nom du peuple.
Deux auteurs symbolisent cette crise: c'est le nationalisme de la «terre et des morts» de Barrès, et la révision anti-hégélienne du marxisme faite par Sorel. La Première Guerre mondiale a fourni les troupes et les conditions de détresse qui ont fait que l'idéologie fasciste a pu prendre corps après la fin des hostilités. Mais le fascisme n'est pas né sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale.
SERGE BERSTEIN Je reproche à Zeev Sternhell de s'abandonner au déterminisme, c'est-à-dire de partir de l'issue pour montrer qu'inévitablement tout ce qui s'est passé avant devait conduire au résultat final. Entre cette crise du libéralisme et la naissance du fascisme s'intercale le phénomène fondamental de la Première Guerre mondiale.
Elle engendre une crise profonde de civilisation qui ne se manifeste pas qu'en politique, mais aussi dans la littérature, dans les arts, dans tous les domaines. L'humanisme a été la grande victime de ce conflit et la guerre a été gagnée par des gouvernements forts qui ont parfois mis sous le boisseau les impératifs de la démocratie au nom de l'efficacité.
Bref, Barrès et Sorel n'ont été que des éléments marginaux. Ils ont eu un petit succès pendant un certain temps très limité au regard de l'importance cruciale de la Première Guerre mondiale.
Z. STERNHELL Vous vous trompez. La crise de civilisation est le fruit de l'entrée des masses dans la politique, de l'industrialisation, des changements fabuleux qui interviennent dans la vie quotidienne des hommes au tournant du XXe siècle. Les modes de vie, les mentalités, la façon dont les hommes se regardent sont bouleversés.
Fruit d'une révolution intellectuelle, technologique, industrielle, cette crise de civilisation est le terreau sur lequel le fascisme se développe. Le nationalisme de Barrès et l'anti-marxisme de Sorel en sont les symptômes. Tout comme le sont le boulangisme, première grande crise de la démocratie libérale en Europe, puis l'affaire Dreyfus.
A la question « d'où vient le fascisme? », il y a ceux de mes collègues qui considèrent qu'il a été fondé en Italie, à Milan, sur la place du Saint-Sépulcre par Mussolini et hop, le débat est clos! C'est évidemment beaucoup plus compliqué...
S. BERSTEIN Le fascisme est né d'une prise de conscience à partir de 1920. A l'époque, les Français rêvent de revenir à la Belle Epoque, période magnifiée dans les esprits, et ils aspirent en même temps à perpétuer la solidarité, la fraternité des tranchées. Ils vont mettre six à huit ans avant de se rendre compte que plus rien ne sera comme avant. La classe moyenne, qui était l'horizon incontournable de la République, est ruinée par l' inflation, les colonies s'agitent, et le rôle de la France est singulièrement amoindri.
A partir de 1926-1927, une question se pose avec force: que peut-on proposer à un pays qui ne retrouvera jamais la prospérité et la joie de vivre de la Belle Epoque? C'est là qu'apparaissent des courants intellectuels qui entendent revenir sur les certitudes qui ont, à leurs yeux, mené au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
C'est le mouvement que Jean-Louis Loubet del Bayle a baptisé «les non-conformistes des années 1930». En son sein, il y a quelques rares éléments qui se tournent vers le fascisme parce qu'ils observent ce qui se passe en Italie, mais la plupart ne sont pas fascistes.
Z. STERNHELL Dès 1912-1913, Mussolini, personnalité éminente du parti socialiste et directeur du journal «Avanti !», esquisse l'idée de la révolution à inventer. Ce n'est pas une révolution économique et sociale, mais une révolution politique et spirituelle.
Le fascisme va considérer qu'il n'y a pas d'alternative au capitalisme et à la recherche du profit. Le prolétariat ayant cessé d'être une force révolutionnaire, c'est à la nation de prendre la relève pour briser l'héritage des Lumières.
C'est le coup de génie du fascisme ! Mussolini le comprend : il faut une révolution qui brise les valeurs universelles du libéralisme, de 1789 et de la Révolution française sans toucher au capitalisme.
Dans les années 1920, cette idée s'exprime chez Henri De Man, le révisionniste du marxisme en Belgique, maître à penser de Déat et des néo-socialistes français, qui professe l'idée que l'exploitation et l'aliénation sont un problème psychologique et non pas un phénomène économique. Et ce socialisme nationaliste, je l'ai trouvé chez Barrès dès sa campagne électorale de 1898 à Nancy au temps de l'affaire Dreyfus.
La France serait donc la véritable patrie du fascisme?
Z. STERNHELL C'est la société où la première étape du fascisme s'est structurée, et cela bien avant la Première Guerre mondiale. Puis vint la seconde étape, celle du syndicalisme révolutionnaire italien.
Enfin, dans les années 1930 sont apparus les non-conformistes, des hommes et des mouvements très divers qui ont en commun le refus de la démocratie et du «matérialisme», mot code pour dire libéralisme et marxisme. Ils se battent contre le rationalisme au nom de valeurs spirituelles, au nom de la «personne» contre l'individu comme disent Mounier et les gens d'«Esprit». Vers 1935, le fascisme italien exerce un attrait extraordinaire sur cette nébuleuse des non-conformistes.
L'« esprit des années 1930 » est donc un esprit forcément fascisant?
S. BERSTEIN Pas du tout. Lorsque Zeev Sternhell dit que le point commun de tous ces mouvements c'est le refus de la démocratie, non ! Je ne suis pas d'accord. Si on lit les textes, on trouve effectivement l'idée qu'il faut renforcer les pouvoirs de l'exécutif et on perçoit une critique du matérialisme de la part de groupes comme Esprit ou Ordre nouveau. Mais est-ce qu'une recherche spiritualiste traduit forcément une hostilité à la démocratie? Bien sûr que non!
D'ailleurs, à partir de 1934 et de la montée des périls, ce mouvement se dilue. Les menaces réelles cette fois sur la démocratie, avec le mouvement des ligues, conduisent à un reclassement des «non-conformistes» à l'intérieur des frontières droite-gauche. Certains choisissent le communisme, d'autres, comme Drieu la Rochelle ou Brasillach, le fascisme, et entre les deux reste un bloc attaché à la démocratie et au système parlementaire. Dans sa très grande majorité, la population française a continué d'adhérer à la culture républicaine.
Le colonel de la Rocque, ici en 1936.
Le colonel François de la Rocque (1885-1946),
leader du groupe nationaliste des 'Croix de Feu', ici en 1936. (©MARY EVANS/SIPA)
Les ligues des années 1930 n'incarnaient donc pas un danger fasciste?
S. BERSTEIN Pour les républicains de l'époque, les ligues qui essayent de s'emparer du Palais-Bourbon le 6 février 1934 annoncent le fascisme, oui. Le lendemain, «le Populaire» titre: «Le coup de force fasciste a échoué.» Mais il ne faut pas commettre d'anachronisme. Quatre-vingts ans après, on peut dire que ce n'était pas du fascisme.
Le fascisme français a existé, mais seulement dans des petites ligues marginales, comme le Faisceau de Georges Valois, le francisme de Marcel Bucard ou Solidarité française, pas dans les principales. Les Jeunesses patriotes sont bonapartistes et la direction des Croix-de-Feu est très hostile au fascisme. Il suffit de lire les écrits du colonel de La Rocque pour s'en convaincre.
Le Parti social français (PSF), qui succède aux Croix-de-Feu en 1936, est un immense mouvement de 1,2 million d'adhérents. Il met en scène les acquis de la Première Guerre mondiale, l'Union sacrée, la solidarité des tranchées, et il veut rassembler les Français. On peut présenter ce mouvement comme l'ancêtre du RPF du général de Gaulle. Alors, je sais bien que certains ont cru bon de dire que le gaullisme, c'est le fascisme ! Mais cela n'a pas de sens...
Z. STERNHELL Et cela, ce n'est pas une lecture à rebours des Croix-de-Feu et du PSF? Vous me reprochez de relire les événements après coup et vous le faites quand cela vous arrange ! Bon, passons...
A l'époque, oui, les Français percevaient les Croix-de-Feu comme un mouvement fasciste. Aujourd'hui, les historiens sont divisés. René Rémond qualifiait ce mouvement de «scoutisme pour grandes personnes». J'ai longtemps cru à cette analyse que l'on m'avait apprise à Sciences-Po, présentant les Croix-de-Feu comme une ligue innocente, inoffensive, conservatrice, l'ancêtre du RPF...
L'étude des textes et des comportements me conduit à une conclusion différente. Que La Rocque n'ait jamais tenté de coup d'Etat ne signifie rien. Mussolini et Hitler sont arrivés au pouvoir par la voie électorale. Mais l'éloge de la force et de la violence, le culte du chef et de la «mystique» du front, le refus de tout ce qui ressemble à la démocratie, la guerre au communisme, au marxisme et au «matérialisme», l'aspiration à une révolution spirituelle et morale, tout cela définit l'idéologie Croix-de-Feu comme une idéologie fasciste.
S. BERSTEIN Selon la célèbre formule de Lyautey, La Rocque pensait qu'il fallait montrer sa force pour ne pas avoir à s'en servir. Dans les archives du PSF, on trouve toute une série d'ordres du colonel de La Rocque sur la nécessité de se doter d'un service d'ordre sérieux pour éviter tout affrontement : ce sont les fameux Dispos.
Z. STERNHELL Mais quelle est la différence entre les Dispos de La Rocque et les Squadris de Mussolini ou les SA de Hitler? Les Dispos sont des troupes de choc organisées militairement, qui cherchent l'affrontement!
S. BERSTEIN Non, ce n'est pas la vérité historique ! Les Dispos, c'est le service d'ordre d'un parti politique, le PSF, qui n'a pas pour dessein de prendre le pouvoir par la force. Il s'inspire du christianisme social et prétend rassembler les Français. Le mot d'ordre, c'est «Social d'abord», ce qui n'est pas la formule de Maurras, «Politique d'abord». Les oeuvres sociales du PSF sont essentielles et j'ai toujours pensé qu'une bonne partie du million d'adhérents avait le sentiment d'appartenir à une association plutôt qu'à un parti politique.
Z. STERNHELL Je ne crois pas cela, tout comme une bonne dizaine de chercheurs français et étrangers hors la sphère des amis de Serge Berstein ne croient pas cela. Dans les années 1930, nous avons une idéologie, un mouvement, et tout cela a débouché sur un régime: Vichy n'est pas tombé du ciel!
Le régime de Vichy est-il un régime fasciste ?
S. BERSTEIN Cela dépend à quel moment. J'introduis des nuances que refuse Zeev Sternhell, pour lequel Vichy est un régime fasciste du début à la fin. Aux origines, Vichy, c'est l'auberge espagnole.
C'est d'emblée un régime réactionnaire et antisémite, mais on y trouve de tout: l'extrême droite traditionaliste, des monarchistes, des éléments fascisants, des démocrates-chrétiens qui pensent que le Maréchal va créer une France nouvelle, celle au fond des non-conformistes des années 1930, des socialistes autour de Paul Faure, l'ancien secrétaire général de la SFIO, des radicaux du style de Georges Bonnet, etc.
Au fil du temps, le centre de gravité change : au début, l'Action française, avec notamment Raphaël Alibert, le conseiller qui pousse Pétain à prendre les mesures antisémites comme le statut des juifs. En 1941, on voit progressivement arriver des personnages qui ont grenouillé autour de la Banque Worms, dont Pierre Pucheu est la figure majeure. Puis, à partir de 1943, on voit monter en puissance les éléments fascisants, en particulier Darnand et sa Milice. Vichy devient alors un régime fasciste.
Z. STERNHELL Je conteste cette vision un peu simpliste. Quand j'ai un problème historique, j'essaie toujours de me demander ce qui en constitue le noyau dur. Ce qui importe, ce ne sont pas les gens venus d'un peu partout qui couraient dans les couloirs des hôtels de Vichy.
L'essentiel, c'est que Vichy est dès le début une dictature immonde, brutale, qui édicte des lois racistes dès octobre 1940. Le fascisme italien a mis quinze ans à le faire, Pétain, arrivé au pouvoir en juillet, seulement trois mois. Sans que les Allemands demandent quoi que ce soit, on vide l'université, le Collège de France et les autres administrations des juifs. C'était l'esprit du temps à Vichy. Alors que manque-t-il à ce régime pour être fasciste?
Selon votre école, le fait que Vichy n'était pas expansionniste et l'absence de parti unique. C'est ce que Jean-Pierre Azéma écrit depuis trente ans. Mais tous les partis fascistes, en Espagne, au Portugal, en Roumanie, en Hongrie, étaient-ils expansionnistes? Bien sûr que non. La guerre d'Ethiopie mussolinienne de 1935-1936 n'était que la suite de la première guerre d'Ethiopie de 1895-1896: c'était un projet colonial italien qui n'avait rien à voir avec lefascisme.
Quant au parti unique, c'était un outil de travail. Mussolini et Hitler ont eu besoin d'un parti pour accéder au pouvoir. Pétain n'en avait pas besoin pour asseoir sa dictature. En Italie comme en Allemagne, le parti unique n'a d'ailleurs jamais gouverné. Ce qui importe, au fond, pour caractériser ce régime fasciste, c'est le nationalisme dur, c'est la dictature, le culte du chef, la haine des Lumières françaises, ce sont les lois racistes et antisémites d'octobre 1940, c'est-à-dire la variété la plus extrême du fascisme.
Ce n'est pas seulement une contre-révolution qui plante un dernier clou sur le cercueil de la Révolution française. C'est une course en avant pour bâtir un monde nouveau et un homme nouveau. Il s'agit bien d'une révolution nationale, spirituelle et morale, mais non économique et sociale. C'est l'objectif du fascisme partout en Europe.
Pour vous, Serge Berstein, la France a été comme immunisée contre ce danger fasciste?
S. BERSTEIN L'idée d'immunisation a été inventée par Dobry qui est sociologue et qui s'est servi du titre d'un de mes articles paru dans la revue «Vingtième Siècle» qui s'appelait «La France des années trente allergique au fascisme». Mais cela ne signifie pas que la France était immunisée.
Il y a eu un fascisme français, celui des petites ligues dont nous avons parlé, il y a eu un fascisme des intellectuels, il y a eu une fascisation de Vichy mais on ne peut affirmer historiquement que ce régime fut fasciste de bout en bout.
Drancy (Klarsfeld/Sipa)
Le camp de Drancy, création du Maréchal Pétain ,
contrôlé par la police française. (©KLARSFELD/SIPA)
L'école historique de Sciences-Po aurait-elle du mal à assumer le passé fasciste de la France parce qu'elle reste corsetée par les fameuses «trois droites» de René Rémond?
S. BERSTEIN Arrêtons de parler des trois droites de René Rémond, c'est un instrument de classement qui vaut ce qu'il vaut. Zeev Sternhell a trouvé une quatrième droite, pourquoi pas? Il peut y en avoir cinq ou six, cela ne change rien. Je ne suis pas le défenseur d'un corporatisme. J'ai passé ma vie à former de jeunes historiens en insistant sur un certain nombre de règles méthodologiques fondamentales.
Vichy est un régime immonde qui me répugne du début à la fin, mais je l'étudie avec le plus d'objectivité possible. Je ne cherche pas à dissimuler un prétendufascisme honteux qui mettrait une tache sur l'histoire de France. Mais j'agis en historien, pas en idéologue.
Zeev Sternhell dit qu'il choisit pour tout problème important l'idée fondamentale à la manière de l'idéal type de Max Weber. Mais l'Histoire, c'est l'histoire des hommes en société. Leur comportement est complexe. Le ramener à un idéal type, c'est schématiser à l'excès. Zeev Sternhell rejette les nuances qui le dérangent, moi, comme historien, je cherche à savoir ce qu'elles signifient.
Z. STERNHELL Pour l'essentiel, il ne s'agit ni de noircir ni de blanchir le passé, il s'agit de comprendre ces événements dans une perspective de longue durée. Je suis frappé par la continuité de certaines idées fondamentales depuis la crise de la démocratie à la fin du XIXe siècle: la nation conçue comme un corps et le refus des Lumières, de la démocratie et des droits de l'homme, Vichy, c'est l'aboutissement de ce phénomène-là.
Aujourd'hui, la vieille corporation de quelques historiens de Sciences-Po se défend. C'est légitime. Qu'il y ait eu un réflexe de refoulement chez des gens qui ont vécu cette période, cela non plus ne fait pas de doute. Je ne participe ni de ce réflexe, ni du mouvement inverse qui viserait à salir cette période de l'histoire de la France. Je me situe aux confins de l'histoire, de la science politique et de la philosophie politique .
L'histoire, c'est une dialectique entre les idées et la réalité. Les idées changent au contact de la réalité, la réalité a quelque chose à voir avec le développement des idées. Le fascisme, c'est une idéologie, un mouvement et un régime. Il a déferlé partout en Europe et la France n'y a pas échappé.
Propos recueillis par Renaud Dély

Bios express

ZEEV STERNHELL, 79 ans, historien israélien spécialiste des origines et de la formation de l'idéologie fasciste, est l'auteur, notamment, de «Maurice Barrès et le nationalisme français» (Armand Colin 1972); «la Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme» (Seuil, 1978); «Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France» (Seuil, 1983). Il a publié au printemps chez Albin Michel «Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison» (entretiens avec Nicolas Weill).
SERGE BERSTEIN, 80 ans, historien français spécialiste de la Troisième République, est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels «le 6 février 1934» (Julliard, 1975); «la France des années trente» (Armand Colin, 1988); «le Fascisme italien. 1919-1945» (avec Pierre Milza, Seuil, 1980) ou encore «Dictionnaire historique des fascismes et du nazisme» (avec Pierre Milza, André Versaille, 2010). Il vient de diriger avec Michel Winock l'ouvrage collectif: «Fascisme français? La controverse» (CNRS Editions).
 "l'Obs" du 6 novembre 2014.

mercredi 1 octobre 2014

A le recherche du peuple perdu...

La gauche a-t-elle trahi le peuple?

Le philosophe Jean-Claude Michéa et l'historien Jacques Julliard publient un dialogue passionnant sur les causes du divorce entre la gauche et les classes populaires. Extraits.

"Ces 'beaufs', 'Deschiens' et autres 'Dupont-Lajoie' dont la dénonciation quotidienne fait aujourd'hui le délice des nouvelles classes moyennes élevées au biberon de Canal+." (Sipa)"Ces 'beaufs', 'Deschiens' et autres 'Dupont-Lajoie' dont la dénonciation quotidienne fait aujourd'hui le délice des nouvelles classes moyennes élevées au biberon de Canal+." 
Il y a quelques années encore ces deux hommes n'auraient pas pu se rencontrer. Jacques Julliard serait resté pour Jean-Claude Michéa l'un des intellectuels organiques d'un socialisme renégat, le représentant d'une caste médiatique parisienne chargée de tous les maux, le genre d'incarnation dont l'oeuvre «michéenne» entière appelle en somme à se méfier en toutes circonstances.
Ce dernier, Michéa, sur le papier tout aussi peu engageant aux yeux de l'autre, serait demeuré pour Jacques Julliard un ombrageux philosophe montpelliérain, ancien membre du PC aux sympathies prolétariennes obsédantes, chantre d'une classe ouvrière balancée par-dessus bord par le socialisme contemporain, figure à la fois très séduisante et pour lui possiblement suspecte d'un populisme intellectuel voué à une probable expansion en ces temps troublés.
Mais la tonalité de l'époque a bien changé, depuis la crise financière de 2008. Le temps des périls est revenu, et les circonstances autorisent chacun à surmonter ses propres caricatures, le commandent même, et aussi à rompre avec le «narcissisme des petites différences» dont parlait Freud. Face à la tragédie actuelle de la politique française, la montée en puissance d'un Front national que rien ne semble devoir enrayer, ces deux hommes-là ont eu envie de se parler, de s'entendre. Leur échange de lettres, aujourd'hui publié sous le titre «la Gauche et le Peuple», restera comme un document important pour quiconque cherche à comprendre avec une véritable profondeur de champ la situation historique dans laquelle nous nous trouvons.
Concernant la rupture de l'alliance entre les classes populaires et la gauche dont procède aujourd'hui le succès frontiste, il y a deux explications actuellement en circulation dans l'espace public. Selon l'une, des populations lumpénisées, de plus en plus racistes en leur tréfonds, auraient fait leurs adieux à la gauche et à ses valeurs supposées d'ouverture sinon de générosité. Tirant les conclusions de ce constat avec une radicalité qu'on n'avait pas observée au PS depuis longtemps, le think tank socialiste Terra Nova ira en 2011 jusqu'à préconiser de renoncer électoralement à ces «intouchables» lepénisés. Ainsi les fameux «petits Blancs» se virent-ils décrétés menaçants pour la pureté axiologique d'une gauche qui chercherait à leur courir après.
Selon l'autre version du drame, c'est à l'inverse la gauche solférinienne qui aurait largué le peuple, à partir de 1983 notamment, et cela au profit d'une alliance toujours plus étroite avec une bourgeoisie toujours plus libérale et d'une soumission toujours plus scandaleuse à un capitalisme financiarisé toujours plus vorace. La politique de François Hollande, vu en serviteur docile du Medef, en serait aujourd'hui à la fois l'apothéose et le stade terminal.
C'est évidemment à cette dernière version, partagée aussi bien par la gauche radicale que par de nouvelles figures intellectuelles comme le géographe Christophe Guilluy, observateur de la relégation de ces classes populaires, que l'on pourrait rattacher plus ou moins celle de Jean-Claude Michéa. Tout l'intérêt et toute la puissance du livre que ce dernier publie aujourd'hui avec Jacques Julliard résident pourtant dans le fait de creuser très en amont de ce constat de surface, afin de voir s'il est fatal désormais que les pauvres votent à droite, pour paraphraser le titre du livre écrit par le sociologue américain Thomas Frank au sujet de l'Etat du Kansas.
Le terrible secret de l'histoire de la gauche aux yeux de Michéa, c'est que l'alliance entre le peuple et le camp bourgeois du Progrès ne fut qu'une affaire de circonstances, contre-nature à bien des égards, et que ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est à leur inéluctable séparation. L'acte de naissance de cette gauche moderne, c'est en 1899 que le philosophe le situe, quand, sous la menace des antidreyfusards, un gouvernement se constituera, formé à la fois de socialistes ouvriers et de fusilleurs de communards. 
Les ouvriers socialistes allaient apprendre très vite que, sitôt le péril réactionnaire écarté, écrit Michéa,sitôt dissipée l'euphorie initiale de la victoire commune, la bourgeoisie républicaine ne manquerait pratiquement jamais de se retourner contre eux.
C'est ce même scénario dont nous ne cesserions de vivre la répétition morne, depuis le massacre de Fourmies en 1891, où l'on tira sur des ouvriers qui réclamaient pacifiquement la semaine de huit heures, jusqu'à la trahison des promesses faites à Florange en 2012. Hier le front de gauche dreyfusard; aujourd'hui le front républicain antilepéniste. Mais dans les deux cas: une gauche bourgeoise qui ne cesserait de duper le peuple, usant du «vote utile» pour capter son suffrage et se rire de lui à peine parvenue au pouvoir.
A cette vision pessimiste du divorce, Jacques Julliard, ancien membre du bureau national de la CFDT, et réformiste par tempérament, ne peut évidemment se résoudre. Pour lui, l'alliance du peuple et de la bourgeoisie progressiste est au contraire «le grand fait politique et social du XIXe siècle». C'est la montée en puissance du bolchevisme au XXe siècle qui brisera cette union. Et aujourd'hui, c'est la capitulation de la gauche face au capitalisme financiarisé qui rendra très difficile pour celle-ci de renouer avec le peuple.
Mais, pour Julliard, c'est bien d'un nouveau pacte entre les couches populaires et la bourgeoisie démocrate que nous avons plus que jamais besoin aujourd'hui. Lui seul permettrait de résister à la marée montante d'un FN qui, pas davantage que les autres partis, ne souhaite que le peuple reprenne ses affaires en main, mais cherche comme les autres à l'escamoter au profit d'un chef charismatique - une «cheffe» en l'occurrence - et des intérêts de sa clique hétéroclite.
Reprochant à Michéa de placer des espoirs déraisonnables en un peuple idéalisé, envisagé en réservoir ultime de la résistance aux puissances du capital, Julliard préfère esquisser les pistes concrètes de réformes susceptibles de rendre aux classes populaires les clés de la maison France. Ainsi l'ancien membre de la Fondation Saint-Simon plaide-t-il ici pour unenationalisation du système de crédit, et pour une refonte démocratique du système représentatif qui passerait par la non-rééligibilité des élus, afin d'éviter la formation d'une classe de politiques coupée du corps électoral.
Si Michéa le suit souvent, il continue de miser sur la résurrection d'un socialisme originel seul susceptible de défendre les intérêts ouvriers piétinés comme jamais par la gauche. Ces intérêts-là, ni le Front de Gauche ni le NPA ne les portent actuellement - ceux-ci étant aux yeux deMichéa des partis de petits-bourgeois rebellocrates et de fonctionnaires «émancipés». C'est au peuple lui-même qu'il appartient désormais à ses yeux de recréer entièrement les conditions d'existence d'un projet socialiste. Un projet «plus actuel que jamais», maintenant que les ravages du capitalisme industriel et financier qui pointaient au XIXe siècle, sont au XXIe entièrement développés et désormais connus de tous.
A l'issue de ce dialogue, les différends subsistent entre les deux hommes, parfois même insurmontables. Mais toute une année de correspondance durant, et avec une bonne foi intellectuelle rarement observée, ceux-ci auront renoncé au confort de rejouer entre eux la guerre insurmontable entre les prétendues deux gauches: la réformiste et l'extrémiste, la pragmatique et la folle. Tel n'est pas le moindre mérite de ce livre en effet que d'esquisser des réformes qui soient à la fois réalistes et tout à fait radicales pour réenchanter une gauche tragiquement repliée sur le seul objectif de gérer avec zèle le capitalisme, tandis que les ennemis les plus décidés de la démocratie sont aujourd'hui aux portes du pouvoir.
Aude Lancelin

EXTRAIT 1. L'imposture populiste

Jacques Julliard Pour vous, Jean-Claude Michéa, les choses sont simples. Que le mot «populiste» soit devenu une injure marque assez le degré d'exclusion et de mépris dans lequel les classes dirigeantes tiennent le peuple. Comment en effet ne pas souscrire à ce principe que vous empruntez à Machiavel et qui selon vous est le critère même du populisme? Je cite: «On ne peut honnêtement et sans faire tort à autrui satisfaire les Grands, mais avec le Peuple, on le peut: car le désir du Peuple est plus honnête que celui des Grands, ces derniers veulent opprimer, celui-là ne pas être opprimé.»
Mille fois d'accord. Ce qui est décrit ici c'est le réflexe de défense de tout corps opprimé à l'égard de son oppresseur. Le pouvoir en soi est une chose mauvaise, et quand bien même on s'y résigne comme à un mal nécessaire, il est indispensable de lui résister à tout moment. C'est la philosophiepolitique d'Alain, qui n'a rien d'un anarchiste, encore moins d'un révolutionnaire, mais qui exprime la pensée du «citoyen contre les pouvoirs».
Jacques Julliard (Simon Isabelle/SIPA)
Jacques Julliard, historien, éditorialiste à «Marianne». Il a notamment publié «les Gauches françaises» (Flammarion, 2012). 
Le peuple n'est pas vertueux parce qu'il est peuple, mais parce qu'il est opprimé. Et si l'on ne sait pas pourquoi à un moment donné il faut résister aux Grands, eux-mêmes le savent bien. Le populisme du peuple n'est donc que la réplique à l'élitisme des élites. Ce n'est pas par un effet de classe, c'est un effet de structure. C'est le réflexe de l'Irlandais qui débarquant dans une île inconnue demande à un naturel s'il y a un gouvernement dans cette île. Sur la réponse positive de celui-ci, il décrète: «Alors, je suis contre !» Tel est ce que l'on pourrait appeler le populisme de défense. Il est le fait des couches populaires elles-mêmes.
Il en va tout autrement du populisme des politiques et des intellectuels qui entendent parler au nom du peuple et constituer celui-ci en une sorte de Golem dont ils auraient seuls le maniement. Ils présupposent d'abord que le peuple est un et non multiple. Rien n'est moins sûr, surtout en l'absence d'un élément unificateur, comme nous venons de le voir. Il implique que ses intérêts soient concordants et jamais contradictoires; que les classes moyennes, par exemple, aient les mêmes intérêts que les classes salariées, ce qui n'est guère vraisemblable. Qu'il suffira en somme d'abolir l'odieuse domination des classes supérieures, et le prélèvement qu'elles opèrent à tous les niveaux de l'édifice social et dans toutes les fonctions de la vie collective, pour que la prospérité s'installe. Ce populisme-là est la philosophie implicite et même souvent explicite de la Révolution française, version 1793. Il s'agit d'éradiquer la domination d'une poignée d'exploiteurs, de «méchants» - c'est le vocabulaire de Robespierre -, pour faire advenir le règne du Bien.
Et de ce populisme-là, je me méfie comme de la peste. Sous prétexte de démocratie directe - c'est une des prétentions du populisme que de donner la parole au peuple sans intermédiaire -, il pratique en réalité le plus sournois des substitutionnismes. Le peuple est en vérité menacé en permanence par deux espèces de ce genre. L'un est le substitutionnisme parlementaire dans lequel l'assemblée élue prend la place du peuple électeur et usurpe sa souveraineté.
C'est le fait des systèmes représentatifs, dont le grand juriste Carré de Malberg a bien dénoncé le mécanisme. Le mandat reçu le jour de l'élection opère pratiquement le transfert de souveraineté du peuple électeur à l'assemblée élue. C'est la pratique la plus habituelle des démocraties libérales. Mais cela ne doit pas nous rendre aveugles aux mécanismes des autres substitutionnismes, d'essence dictatoriale, qui transfèrent la souveraineté du peuple à ses représentants autoproclamés: parti ou leader charismatique.

Extrait 2. François Hollande tombe le masque

Jean-Claude Michéa Le défaut majeur de toutes les politiques dites de «front républicain» (quelle que soit, encore une fois, leur légitimité évidente chaque fois qu'une situation historique précise - comme par exemple lors de l'affaire Dreyfus ou de l'occupation nazie - exige réellement de parer au plus pressé), c'est qu'elles tendent toujours, en effet, à favoriser la subordination progressive de la lutte contre la domination du capital aux exigences désormais tenues pour prioritaires de la lutte contre les seules forces réactionnaires.
Jean-Claude Michéa, philosophe, est notamment l'auteur d'«Impasse Adam Smith» (Climats, 2002) et des «Mystères de la gauche» (Climats, 2013). 
Si l'on ajoute qu'à partir des années 1930 le brutal essor du fascisme et du national- socialisme allait faire surgir en Europe une menace idéologiquement inédite contre les libertés «républicaines» les plus précieuses (menace autrement plus radicale que celle qu'incarnait encore la vieille droite cléricale et monarchiste), on comprend alors mieux le long processus historique qui devait peu à peu conduire - dès que d'autres facteurs entreraient en jeu (crise, dans les années 1970, de l'accumulation keynésienne du capital, développement des «nouvelles classes moyennes» et d'une culture correspondante de la consommation, déclin de l'empire «soviétique», etc.) - ce qui subsistait encore du mouvement ouvrier autonome de l'époque de Marx, de Proudhon ou de Rosa Luxemburg à renier, l'un après l'autre, tous les principes du vieil héritage socialiste.
Jusqu'au jour où un François Hollande pourrait enfin tirer officiellement la leçon ultime de ce processus historique en proclamant triomphalement (dans son «Devoirs de vérité», livre publié - ironie de l'histoire - quelques mois seulement avant la crise des subprimes et la chute correspondante de Lehman Brothers): 
C'est François Mitterrand - avec Pierre Bérégovoy - qui a déréglementé l'économie française et l'a largement ouverte à toutes les formes de concurrence. C'est Jacques Delors qui a été, à Paris comme à Bruxelles, l'un des bâtisseurs de l'Europe monétaire avec les évolutions qu'elle impliquait sur le plan des politiques macroéconomiques. C'est Lionel Jospin qui a engagé les regroupements industriels les plus innovants, quitte à ouvrir le capital d'entreprises publiques. Cessons donc de revêtir des oripeaux idéologiques qui ne trompent personne.

Extrait 3. Le peuple, entre Gavroche et Deschiens

J.-C. Michéa Je voudrais cependant revenir quelques instants sur un point historique, curieusement méconnu, qui me semble de nature à éclairer certaines des formes actuelles de ce mépris du peuple qui est devenu, depuis plus de trente ans, la marque de fabrique de la nouvelle intelligentsia de gauche. Jusqu'à une période récente, en effet, les membres de l'élite dirigeante, le plus souvent formés à l'école patriotique de Gambetta et de Clemenceau, s'appuyaient encore massivement sur une image du peuple et de la nation qui, pour l'essentiel, coïncidait avec celle de Jules Michelet, de Victor Hugo ou de Charles Péguy.
Les choses n'ont donc véritablement commencé à changer que lorsque le pouvoir gaulliste - sous l'influence décisive de son aile technocratique - allait décider, au début des années 1960, de mettre en oeuvre son plan de «modernisation» intégrale de la société française. C'est dans ce contexte particulier que le processus parallèle de la décolonisation en est venu à jouer un rôle tout à fait imprévu. On oublie souvent, en effet, que la gestion de l'empire colonial français s'appuyait en permanence sur le travail «pédagogique» d'une multitude de hauts fonctionnaires chargés d'inculquer aux différentes populations indigènes la supériorité de la «civilisation occidentale» et de «l'esprit moderne».
Or, une fois cet empire colonial dissous (pour l'essentiel), que sont devenus ces experts en civilisation? Kristin Ross est l'une des rares historiennes à avoir rappelé qu'une partie notable d'entre eux ont aussitôt été invités à mettre les «compétences» qu'ils avaient acquises auprès de ces populations indigènes au service du nouveau chantier gaullien de la «modernisation» économique, sociale et culturelle.
C'est donc à partir de ce moment précis que le peuple français - jusque-là considéré, du moins en paroles, comme le seul dépositaire légitime de la souveraineté nationale - a commencé à être perçu par les différents décideurs et technocrates comme une simple population «sous-développée» parmi d'autres. Population sur laquelle les nouveaux «experts» de la modernisation (bientôt rejoints par ceux de la Communauté européenne) allaient pouvoir expérimenter librement - et avec toute la condescendance d'usage - les techniques de contrôle et de persuasion jusqu'ici appliquées aux seules sociétés soumises au joug colonial.
Il était dès lors inévitable que le rapport entre les nouvelles élites dirigeantes - elles-mêmes de plus en plus convaincues que le cadre étroitement national avait fait son temps - et la population ordinaire, désormais comprise comme le dernier rempart de la mentalité «archaïque», de la «xénophobie» et du «repli sur soi», commence à changer radicalement (les campagnes de propagande médiatique pour la ratification des différents traités européens sont, de ce point de vue, tout à fait symptomatiques).
Et le temps n'était donc plus très loin où Mandrin, Gavroche et Jacquou le Croquant devraient logiquement céder la place à ces «beaufs», «Deschiens» et autres «Dupont-Lajoie» dont la dénonciation quotidienne fait aujourd'hui le délice des nouvelles classes moyennes élevées au biberon de Canal+ (le film de Marcel Ophuls - « le Chagrin et la Pitié » ayant joué un rôle décisif dans cette nouvelle représentation élitiste des gens ordinaires).
C'est d'abord cette nouvelle donne idéologique qui explique, selon moi, la plupart des difficultés qui sont devenues aujourd'hui les nôtres chaque fois qu'il s'agit de rendre aux classes populaires leur ancienne dignité philosophique. La diabolisation récente du terme, jadis glorieux, de «populisme» par ce que «les Inrockuptibles» ont nommé le «parti de l'intelligence» serait elle-même incompréhensible sans cette nouvelle donne idéologique.

Extrait 4. Les bobos et les gogos

J. Julliard Pour beaucoup de nos modernes docteurs, la question est de savoir à quelles conditions la gauche retrouvera la confiance du peuple. Et la réponse est immuable: à condition qu'elle cesse de trahir ses promesses et ses électeurs, que la gauche soit vraiment de gauche, que ce soit une gauche de gauche, etc. On connaît la chanson, on ne s'en lasse pas; on suce le mot comme un bonbon acidulé, on le répète avec emphase, avec satisfaction, avec délices.
Au passage, il faudrait bien se demander à quoi correspond cette tendance naturelle à trahir qui serait celle de la social-démocratie depuis ses origines, et qui n'a pas échappé à la vigilance sans défaut de nos docteurs trotskistes. Est-ce une tendance innée, un ADN particulier, une tare originelle? Il en faut moins aujourd'hui pour se faire condamner par les tribunaux antiracistes qui pullulent sur les décombres de nos idéologies défuntes.
Mais à supposer que cela soit vrai, qu'il y ait en somme une nature sociale-démocrate comme il y aurait une nature humaine - je suis sûr que vous n'aimerez pas cette idée -, il resterait à se demander pourquoi le peuple, le peuple tout court qui, lui, est vraiment de gauche, qui est la gauche faite réalité - je n'insiste pas -, pourquoi ce peuple donc choisit invariablement de préférence les prétendus faux derches de la social-démocratie plutôt que ses prétendus vrais serviteurs, les ex-maoïstes, les toujours trotskistes, les alter ceci et les alter cela, les écolos révolutionnaires, tous les officiers, officiers supérieurs surtout, généraux et maréchaux de cette armée sans troupes que l'on appelle le peuple de gauche?
A cette redoutable question, à cette question qui est à la philosophie de gauche ce que la preuve ontologique est à la philosophie médiévale, il y a en réalité deux réponses: celle des bobos, qui pensent que le peuple est en train de trahir la gauche, et celle des gogos, qui pensent que la gauche est en train de trahir le peuple. Les premiers croient que le peuple est raciste parce qu'il est naturellement réactionnaire; les seconds que ce peuple est continuellement trompé parce qu'il est naturellement trompable. Les premiers pensent qu'il faut se passer du peuple; les seconds qu'il faut en changer. 
Aude Lancelin

La gauche et le peuple, par Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa, 
Flammarion, 320 p., 19,90 euros. A paraître le 1er octobre.

Article paru dans "le Nouvel Observateur" du 25 septembre 2014. 

dimanche 11 mai 2014

Il y a 60 ans : la chute de Diên Biên Phu...

Diên Biên Phu, 60 ans après : les fantômes du Vietnam, ma famille et moi

Le 7 mai 1954, la chute du camp français mettait fin à la guerre d'Indochine. Doan Bui est retournée sur ces lieux qui continuent de hanter la société vietnamienne. A commencer par sa propre famille.

Photo de soldats français évacués de Diên Biên Phu, et la même route aujourd'hui. (ALFRED/SIPA) Photo de soldats français évacués de Diên Biên Phu, et la même route aujourd'hui. 
Clic, clac, les appareils photo crépitent. Devant le monument à la victoire de Diên Biên Phu, une de ces sculptures monumentales dans un style tout soviétique qui parsèment la campagne environnante, des groupes de touristes vietnamiens prennent la pose. Pas l'ombre d'un Tây ("Occidental"). Le touriste étranger s'aventure rarement jusqu'à cette petite bourgade perchée dans les montagnes du nord-ouest du Vietnam, à une heure d'avion de Hanoi, mais dix heures de route qui tournicote.
Il y a quinze ans, c'était pire. Il fallait deux jours en Jeep, sans compter les crevaisons de pneus, pour y parvenir. J'avais fait le périple, mon sac Decathlon greffé sur le dos me faisait ressembler à Quasimodo."Em oi [petite soeur] ! Tu es comme les Tây balo [Occidental-ballot]", s'esclaffaient les Vietnamiens, puisque c'est ainsi qu'ils appellent avec drôlerie les routards. Je ne rentrais pas dans la case. Le balo, d'accord, mais Tây, non, pas vraiment, vu ma tête de Viet kieu (Vietnamien de l'étranger), née en France.

Pèlerinage improbable

Qu'est-ce que je venais bien faire là, à Diên Biên Phu ? Il n'y avait à l'époque pas grand-chose à voir. Pas grand monde non plus. C'était avant que les Vietnamiens ne commencent à apprendre, eux aussi, à goûter aux joies du tourisme. Sur le site, nous étions quatre Tây balo, dont un Alsacien nostalgique de la guerre d'Indochine, qui avait traîné son épouse à l'autre bout de la terre, pour ce pèlerinage improbable à "Diên Biên".
Nous avions contemplé, perplexes, une colline pelée avec le panneau A1. "C'est Eliane 2, avait soupiré tristement l'Alsacien. A1, c'est le nom qu'utilisent les Vietnamiens !" A ne pas confondre avec Eliane 4, le mont chauve juste à côté où brinquebalait un panneau C1. Béatrice, Eliane, Isabelle, Huguette... Perverse idée que d'avoir affublé de noms féminins ces collines où s'égrène le décompte des morts. Je ne connaissais rien à cette guerre d'Indochine, qui me laissait une impression de malaise, gluante. Je ne savais si j'étais du côté des vainqueurs ou des vaincus. Exaspérée, j'écoutais donc à peine notre camarade alsacien, incollable, raconter la cuvette, l'encerclement, la bataille sur Béatrice, les tunnels qui explosent, la reddition du général de Castries... Le dernier combat des soldats français contre les "Viets". Les niakoués, quoi.

Comme un voyage du CE

Aujourd'hui, de ce Diên Biên Phu-là, où le soir les chiens errants se baladant en liberté hurlent sur les promeneurs, je ne reconnais presque plus rien. La ville s'est étendue et a grignoté les rizières. Les sites touristiques ont été aménagés. Alignés sur les trottoirs, les vendeurs tiennent des étals avec des assiettes et des tee-shirts à l'effigie du général Giáp, le grand stratège de la bataille. Les femmes des ethnies thaïes, en costume traditionnel, accroupies, proposent des noix de cajou ou des colifichets.
Les groupes de touristes vietnamiens débarquent en car. Ici, on vient souvent avec son entreprise, comme dans un voyage du CE. L'excursion est pédagogique. Un essaim gracieux de jeunes filles en áo dài rose (la robe traditionnelle), toutes collègues de bureau, succède à un groupe de fonctionnaires. Mais ce sont les vétérans, en uniforme, qu'on ne peut rater. Ils ont épinglé, soigneusement, leurs médailles, leurs étoiles, le nom de leur régiment. Ils sont si nombreux. La France, les Etats-Unis, puis le Cambodge : tant de générations avalées par les guerres.
Clic, clac. Dans le musée, chaque groupe écoute le guide. Et applaudit, toujours au même moment, dans un unisson parfait, quand sont citées les paroles de l'oncle Hô. Dehors, il fait chaud. Après avoir siroté un jus de canne à sucre, sur le trottoir, assis sur ces petits tabourets en plastique au ras du sol qu'on voit partout dans les gargotes, on s'évente, on continue le tour, on se photographie devant les monuments de la victoire. On brûle de l'encens devant la tombe des "héros martyrs" tombés lors de la bataille. Dans les bols, tous ces bâtons d'encens consumés s'entrelacent en des serpentins gracieux et étranges.

Des vétérans de Diên Biên Phu allument de l'encens en mémoire des morts de la bataille de 1954

Disneyland version guerrière

On remonte dans le car. Direction le QG du général Giáp. Le lieu a été aménagé avec sentiers pédestres, tunnels et huttes de paille reconstituées. Disneyland version guerrière. Là aussi, il est conseillé de terminer la visite en brûlant de l'encens devant l'autel des ancêtres où trône, entourée de fleurs, de faux billets en papier, de gâteaux et de cigarettes Vinataba, la photo du général Giáp, dont la mort, en octobre 2013, a donné lieu à des funérailles nationales. Honneur aux vainqueurs.
Si le QG de Giáp ou le cimetière des martyrs attirent les foules, il n'y a pas grand monde pour faire un stop devant le monument aux morts français. Enfin, français... La stèle a été érigée par un sergent allemand, ancien de la Légion, où les germanophones constituaient le gros des troupes.

 Un vétéran pose au musée de Diên Biên Phu (Hoang Dinh Nam)
Dieter Schulz, l'un des seuls Tây qu'on croisera, est venu poser une plaque en l'honneur de son frère tombé à DBP. Allemand mort pour la France, quel étrange destin. "Il s'était engagé dans la Légion pour gagner de l'argent, il était cuisinier. Il avait 20 ans." Les épaules massives de l'homme tremblent. Dieter pleure. Dans cette cuvette, encerclée par les collines, il se débat dans la prison de ce deuil jamais fait. Il me donne une photocopie de l'avis de décès, en français, sec et froid, envoyé par le ministère de la Défense, six mois après la défaite. Dieter est allé humer la poussière sur Béatrice. Il sait que quelque part, sous cette terre, repose son frère. Il ne sait pas où.

"Un coin d'enfer"

"C'était un coin d'enfer." La phrase m'est lancée, en français. Devant le monument de la victoire, j'aborde M. Nguyen Xuan Mai, il brille tellement il a de médailles sur son uniforme militaire. Nguyen Xuan Mai ne reconnaît pas "ses" collines, et se demande parfois, lui aussi, si les âmes de ces morts englouties par les herbes folles ont trouvé la paix. Au Vietnam, où le culte des morts imprègne la vie des vivants - on fête les anniversaires de décès, les gio, plutôt que ceux des naissances -, il est dit que ceux qui n'ont pu être enterrés dans leur terre natale sont condamnés à devenir des fantômes errants.

Je baragouine à M. Mai quelques phrases en vietnamien - que je parle à peu près comme un enfant de 5 ans -, mon ami Pierre me fraie un chemin dans la jungle des mots. Il est viet kieu, comme moi, né en France aussi, sauf qu'il est parti faire son alya au Vietnam il y a dix ans et qu'il n'en est jamais reparti. Il se fait désormais appeler par son prénom viet, Dung. Nous, Viet kieu, nous jonglons avec nos prénoms comme avec nos identités en puzzle.

Le fracas des combats

Ici, au Vietnam, je ne suis pas "Doan Bui", mais "Bui Doan Thuy". Devant M. Nguyen Xuan Mai, j'aimerais d'ailleurs me cacher derrière un prénom bien tâybien français, bien opaque. Vietnamienne, au Vietnam, je le suis si peu, alors je pourrais aussi bien m'appeler Huguette ou Béatrice comme l'une des collines de DBP. Je ne peux que me raccrocher à son français à lui, M. Mai. Surgi d'un passé si lointain, de l'école Puginier, à Hanoi, où il a chanté "Frère Jacques", comme tous les petits Vietnamiens de l'époque. M. Mai raconte le mois de marche, dans la jungle, la nuit, pour ne pas se faire repérer, le fracas des combats. Il s'excuse : "Mon français est rouillé."
La même chose que m'a dite le grand-oncle de Pierre, vétéran de DBP, silhouette alerte qui ne trahit pas ses 97 ans. 
Les Français nous ont exploités, nous expliquait-il avec douceur. Mais la culture française, c'était magnifique. Mes professeurs à l'école étaient remarquables. Après l'indépendance, l'un d'eux a été emprisonné quelque temps, je lui rendais visite tous les jours."
Aucune rancoeur malgré tous ces morts, 500.000 selon certaines estimations, dont 150.000 civils. Malgré les blessés, les bombardements, les destructions... Bien avant les Américains, ce sont les Français qui ont "testé " le napalm en Indochine. 
Volutes rouges, tourbillons noirs. C'est comme si de monstrueuses orchidées de mort avaient fleuri partout. Les crêtes ne sont plus que des tas d'incandescence. Et les bouffées de vent rapportent l'odeur du cramé", raconte Lucien Bodard, avec une horreur parfois fascinée, assistant à sa première explosion de napalm.
Le journaliste rapporte les instructions du général de Lattre, fier de son arme secrète qu'il vantera devant toute la presse : 
Que toute la chasse y soit, que cela mitraille, que cela bombarde. Du napalm, du napalm en masse ; je veux que, tout autour, ça grille les Viets." 
Diên Biên Phu, le napalm n'a pas suffi. Le climat était trop humide, le feu grégeois n'a pas provoqué les incendies espérés. Dans d'autres régions contrôlées par le maquis, en revanche, si. L'un de mes oncles s'en souvient encore. Il était tout gamin : 
Un jour, les Français ont bombardé un marché. Pouf ! Il n'y avait plus rien, en une seconde tout avait flambé, comme ça." 
Mon oncle adore toujours la France, le français, qu'il parle à merveille et tente de pratiquer, dès qu'il le peut. Sa maison, il l'a construite dans "le style colonial", dans un nouveau quartier de Hanoi : "C'est si beau !"

Mes parents, ces "indigènes"

Ma famille aussi a choisi la France. C'est là que mes parents furent envoyés faire leurs études - la culture française ! -, là qu'ils se rencontrèrent, puis s'établirent finalement, eux qui avaient toujours pensé rentrer au pays natal. Entre-temps était survenue la chute de Saigon - enfin, pardon, la "libération", comme on dit dans le Nord -, que ma famille ne peut jamais évoquer sans de grands soupirs navrés.
Après 1975, la vie de mes parents a basculé. Eux qui furent des indigènes, eux dont les parents n'étaient même pas des "citoyens" mais de simples "sujets" de l'empire ont été, non pas naturalisés, mais "réintégrés" dans la nationalité française. Réintégrés. Le mot m'a toujours semblé vaguement humiliant, teinté de cette bienveillance condescendante qu'on trouve dans les écrits de l'époque - "l'Annamite est discipliné et travailleur pour peu qu'on le cadre avec sévérité".

Au premier plan, en noir et blanc, l'atterrissage de parachutistes français sur la colline "Isabelle", et derrière, la rizière aujourd'hui. 
Citoyens français, mes parents continuent à parler de "nous" versus "les Français", même si leurs enfants ne parlent pas le vietnamien. Il fallait "s'assimiler", même si c'était disparaître un peu. Faire "comme les Français". Déjà, dans la famille de ma mère, du Sud, comme dans beaucoup de ces familles bourgeoises, on s'appelait Pierre, Paul, Yvette, Pauline, Jeanne : seul mon oncle le plus jeune, né quand se profilait la débâcle française, était appelé par son prénom vietnamien.
Tous ont appris à l'école à ânonner "nos ancêtres les Gaulois", à chanter "la Marseillaise", les lycées s'appelaient Marie-Curie pour les filles ou Jean-Jacques-Rousseau pour les garçons. Dans la famille de mon père, du Nord, c'était différent.

Secret de famille

Mon grand-père, qui comme tous les "indigènes" instruits - il avait obtenu sa licence - était fonctionnaire dans l'administration coloniale, avait été envoyé à Fort-Bayard, une petite ville en Chine sous domination française devenue la plaque tournante du trafic d'opium. Il est revenu, en 1945, pour rejoindre le Viêt-minh. Je ne l'ai appris qu'il y a peu. C'était un secret de famille. Dans la diaspora française et surtout américaine, le communisme reste l'incarnation du Grand Mal absolu.
Mon grand-père paternel a quitté le maquis en 1952 pour rejoindre Hanoi. La police française croyait qu'il était un espion du Viêt-minh. Il n'est pas resté dans le Nord bien longtemps. Le 21 juillet 1954, deux mois et demi après la victoire de Diên Biên Phu, les accords de Genève ont consacré la partition du pays. Le pire restait à venir.

L'exode

Les Etats-Unis, qui avaient financé la France dans sa guerre, étaient prêts à prendre le relais, et la guerre d'Indochine deviendrait la guerre du Vietnam. Mais bien avant l'exil des boat people, le premier exode fut celui des "Nordistes 54", comme on les appelle ici. Pendant les trois cents jours après Genève pendant lesquels furent encore autorisés les déplacements entre Nord et Sud, un million de Nordistes, dont beaucoup de catholiques, craignant des persécutions, ont fui. Personne n'avait imaginé un tel mouvement de population.
Mon grand-père a lui aussi embarqué toute sa famille pour Saigon. "Les Nordistes 54, on les appelait les "di cu", les migrants. Pour les gens du Nord, c'était un terme péjoratif, me raconte Huyên Mermet, journaliste, coauteur d'un livre remarquable sur Diên Biên Phu (1). Pourtant dans chaque famille, on avait des cousins, des oncles, partis dans le Sud..." 
Lam Lê, réalisateur viet kieu (2), avait 5 ans quand sa famille a fui le Nord : 
On est partis dans les derniers, ma grand-mère refusait de quitter ses rizières. Mon oncle, résistant dans le maquis, nous avait prévenus qu'il fallait partir, car nous serions catalogués propriétaires terriens. Sur le trajet, on nous jetait des pierres en nous traitant de "viet gian", traîtres." 
Ensuite ? Pendant vingt ans, ce fut le rideau de fer, entre les deux Vietnams. "Le courrier ne passait pas de Hanoi à Saigon. Pour avoir des nouvelles de la famille, on expédiait nos lettres à des amis en France, qui les envoyaient dans le Sud", se souvient un de mes oncles.

Les trous de la mémoire

La déchirure est encore présente dans le Vietnam d'aujourd'hui. Bien sûr, à contempler Saigon, rutilante, cette Babylone du roi dollar, avec ses vitrines Chanel ou Dior, ses cafés chics où se pressent des jeunes, tapotant sur Facebook les yeux rivés à leur smartphone et, depuis peu, son tout premier McDonald's, dont la franchise a été accordée au beau-fils du chef du gouvernement, un Viet kieu américain revenu au pays il y a dix ans, la guerre semble reléguée dans un passé brumeux. Mais, derrière les portes des maisons, les silences, les sourires, il y a toujours cette blessure.

Cérémonies du 60e anniversaire, à Diên Biên Phu, le 7 mai 2014
(Hoang Dinh Nam)
Cette frontière invisible entre ceux du Nord et ceux du Sud. Les vainqueurs et les vaincus, ceux qui sont partis, ceux qui sont restés. A Saigon, les Nordistes 54, leurs enfants, leurs petits-enfants même se repèrent comme le nez au milieu de la figure. Par l'accent d'abord. Puis par la carte d'identité sur laquelle est marquée la région d'origine, bref, celle des ancêtres du côté paternel : "Pour moi, né en banlieue parisienne, c'est marqué Hanoi", précise Pierre, qui a désormais la double nationalité.
Nordiste 54, ça ne s'efface pas. Dans les modèles de CV préimprimés, qu'on envoie aux entreprises d'Etat, une ligne demande de préciser ce que faisaient les parents après 1954... "Mon frère était parti dans le Sud. Toute la famille a alors été sur la liste noire. A l'école, j'étais reléguée au fond de la classe, et l'instituteur m'ignorait. Pas possible non plus d'entrer à l'université. Ou au Parti", raconte cette Hanoïenne, restée dans la capitale, dont la famille a tout perdu.
C'était cela aussi, le Viêt-minh : derrière la glorieuse guerre d'indépendance se profilait, au début des années 1950, la terrible réforme agraire qui, dans certaines régions du maquis, fut mise en oeuvre dès 1953. C'était tout bonnement la Révolution culturelle chinoise transposée au Vietnam : dénonciations, expropriations, humiliations. A tel point qu'en 1956 Hô Chi Minh lui-même fera des excuses et lancera une campagne de "rectifications idéologiques".

Les traîtres et les héros

De tout cela, on ne parle pas dans les livres d'histoire vietnamiens. Tout y est encore noir ou blanc. D'un côté, les colonisateurs français pirates et voleurs, les envahisseurs américains, les fantoches et les traîtres. De l'autre, les héros. 
Nous avons été bassinés par les films de propagande à la télévision. Ce n'est que récemment, via internet, qu'on a une autre version de notre histoire, confie cette trentenaire. Nos parents, nos grands-parents n'en parlaient pas : dans nos familles, il reste encore tant de non-dits." 
Au Musée de la Révolution, à Hanoi, une série de photos, aux légendes succinctes, raconte à sa façon l'épopée de l'indépendance. Après 1954, il n'y a pas un mot sur l'exil des Nordistes vers le sud. La réforme agraire ? Des clichés de paysans allègres brûlant les titres de propriété."L'histoire a coulé sur nous comme une inondation", m'a-t-on dit. C'est si vrai. Mais la mémoire officielle a tant de trous qu'on a l'impression d'écoper l'eau avec une cuillère percée.
Au musée, les touristes immortalisent, perplexes, des amoncellements d'objets à la Marcel Duchamp. Les vélos Peugeot sur lesquels fut acheminé le ravitaillement pour Diên Biên Phu, la sandale d'un "héros", faite d'un bout de pneu, ou cette boîte d'opium, "preuve que les colonisateurs français voulaient empoisonner le peuple vietnamien". Clic, clac.
Doan Bui
(1)"Diên Biên Phu vu d'en face. Paroles de bô dôi", Nouveau Monde Editions, 2010. M. Mai y a participé.

(2) A voir, son très beau film "Poussière d'empire", et plus récemment, "Công Binh", documentaire sur les Indochinois envoyés de force combattre en France lors de la Seconde Guerre mondiale.
Doan Bui - Le Nouvel Observateur

mercredi 30 avril 2014

Débat entre Castoriadis et Cohn-Bendit...

De l’écologie à l’autonomie : Débat entre Cornelius Castoriadis et Dany Cohn-Bendit

Louvain-la-neuve le 27 février 1980
dimanche 15 juillet 2007

Ce débat a donné lieu au livre : « De l’écologie à l’autonomie », Seuil, 1980.
Le débat se découpe en trois parties, qui font l’objet de trois séquences audio :
1. Intervention de Cornelius Castoriadis (Voir ci-dessous sa retranscription)
2. Intervention de Daniel Cohn-Bendit
3. Débat et séance de questions-réponses
1.Intervention de Cornelius Castoriadis
2.Intervention de Daniel Cohn-Bendit
Questions-Reponses

Le président de l’Assemblée générale des étudiants de l’université de Louvain-la-Neuve : Je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux ce soir pour cette conférence-débat.
Ensuite, quelques mots sur les organisateurs de la conférence. C’est d’abord le groupe Nous, un groupe « groupusculaire » de réflexion, qui ne tient pas à se définir de manière plus déterminée. C’est ensuite le Centre Galilée, qui est à la fois une librairie et un organisme d’éducation permanente. II y a également les Amis de la Terre du Brabant wallon, groupe écologiste qui travaille sur les aspects socio-politiques du nucléaire et des énergies douces. II y a aussi le MJP, Mouvement des Jeunes pour la Paix, qui essaie de prôner une société autogestionnaire. Enfin, il y a l’AGL, c’est-a-dire, pour ceux qui l’ignoreraient encore, l’Assemblée générale des étudiants de Louvain, organe de représentation des étudiants de l’université de Louvain.
Il était important de signaler les organisateurs, parce que le débat de ce soir s’inscrit dans les activités d’un groupe de réflexion qui veut approfondir les problèmes politiques que pose l’énergie nucléaire, et que ces activités ne se limitent pas à l’organisation de ce débat. Pour donner une idée des axes de réflexion de ce groupe, je cite quelques-uns des sujets qui ont été abordés jusqu’à présent :
- La science et l’économie face au problème de l’énergie nucléaire, principalement dans ses aspects sociologiques.
- La lutte antinucléaire est-elle vraiment une remise en question de la société ?
- Peut-on définir une option politique à partir de la lutte antinucléaire ?
C’est parce que ce groupe de réflexion veut prolonger ses activités que je vous lance, à vous tous, une invitation à y participer.
Quant à la raison d’être de cette conférence, nous nous refusons d’en donner un autre motif que celui-ci : nous avions vraiment envie d’organiser une conférence.
Je vous remercie et je vous souhaite une bonne soirée
applaudissements
Cornelius Castoriadis : Je suis content d’être ici et de vous voir. Et je suis très surpris du nombre des participants ; très agréablement surpris et heureux. Mais en même temps, ça augmente ma peur de vous décevoir, d’autant qu’en parlant avec Dany avant de venir ici, il me disait qu’il ne savait pas ce qu’il dirait, qu’il improviserait. Lui, il en a l’habitude et on sait, historiquement, qu’il s’en tire très bien
(rires)
Quant à moi, j’aurais voulu consacrer plus de temps que je n’ai pu le faire à la préparation de ce que je compte vous dire.
Mais peut-être, en fin de compte, ça n’aurait pas fait de différence car les quatre ou cinq choses que j’ai à dire, vous le verrez, aboutissent à des points d’interrogation, et ils auraient abouti à des points d’interrogation de toute façon. Et je crois que le sens d’une soirée comme celle-ci c’est précisément de faire parler les gens ; de vous faire parler, soit sur les questions qui sont déjà ouvertes pour vous, soit - et là, ce serait un gain considérable - sur des questions nouvelles qui surgissent dans le débat, avec l’aide peut-être de ceux qui ont été chargés de l’introduire.
Aujourd’hui tout le monde sait, tout le monde croit savoir - ce n’était pas le cas il n’y a guère - que la science et la technique sont très essentiellement insérées, inscrites, enracinées dans une institution donnée de la société. De même, que la science et la technique de l’époque contemporaine n’ont rien de transhistorique, n’ont pas de valeur qui soit au-delà de toute interrogation, qu’elles appartiennent au contraire à cette institution social-historique qu’est le capitalisme tel qu’il est né en Occident il y a quelques siècles. C’est là une vérité générale. On sait que chaque société crée sa technique et son type de savoir, comme aussi son type de transmission du savoir. On sait aussi que la société capitaliste, non seulement a été très loin dans la création et le développement d’un type de savoir et d’un type de technologie qui la différencie de toutes les autres, mais, et cela aussi la différencie des autres sociétés, qu’elle a placé ces activités au centre de la vie sociale, qu’elle leur a accordé une importance qu’elles n’avaient pas autrefois ni ailleurs.
De même, tout le monde sait aujourd’hui, ou tout le monde croit savoir, que la prétendue neutralité, la prétendue instrumentalité de la technique et même du savoir scientifique sont des illusions. En vérité, même cette expression est insuffisante, et masque l’essentiel de la question. Car la présentation de la science et de la technique comme des moyens neutres ou comme de purs et simples instruments, n’est pas simple « illusion » : elle fait précisément partie de l’institution contemporaine de la société - c’est-à-dire, elle fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque.
On peut cerner cet imaginaire social dominant en une phrase : la visée centrale de la vie sociale c’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien entendu, lorsqu’on y regarde de près - et il n’est pas nécessaire d’y aller très très près pour le voir - cette maîtrise est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité une pseudo-rationalité. Il n’empêche que c’est celui-là, le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble la société contemporaine. Et cela, ce n’est pas seulement le cas dans les pays de capitalisme dit privé ou occidental. C’est également le cas dans les pays prétendument « socialistes », dans les pays de l’Est, ou les mêmes instruments, les mêmes usines, les mêmes procédures d’organisation et de savoir sont mis également au service de cette même signification imaginaire sociale, à savoir l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle.
J’ouvrirai ici une parenthèse, car nous ne pouvons quand même pas discuter en faisant abstraction de ce qui est en train de se passer dans l’actualité mondiale et qui est très grave. Nous voyons beaucoup plus clairement aujourd’hui, avec l’Afghanistan - je dirai, plus exactement : les gens peuvent voir, quant à moi, je prétends que cela fait trente-cinq ans que je le vois - que la coexistence et l’antagonisme de ces deux sous-systèmes dont chacun prétend posséder le monopole de la voie par laquelle on parviendra à la « maîtrise rationnelle » du tout sont en train de frôler le point où il risque d’y avoir effectivement une maîtrise totalement rationnelle du seul véritable maître, comme dirait Hegel, c’est-à-dire de la mort.
Vous savez que la domination de cet imaginaire commence d’abord moyennant la forme de l’expansion illimitée des forces productives - de la « richesse », du « capital ». Cette expansion devient rapidement extension et développement du savoir nécessaire pour l’augmentation de la production, c’est-à-dire de la technologie, et de la science. Finalement, la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale - la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc. - transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités.
Mais vous savez aussi que, malgré ses prétentions, cette institution de la société est déchirée par une foule de contradictions internes, que son histoire est traversée par des conflits sociaux importants. A nos yeux, ces conflits expriment essentiellement le fait que la société contemporaine est divisée asymétriquement et antagoniquement entre dominants et dominés, et que cette division se traduit notamment, par les faits de l’exploitation et de l’oppression. De ce point de vue, nous devrions dire qu’en droit, l’immense majorité des gens qui vivent dans la société actuelle devraient s’opposer à la forme établie de l’institution de la société. Mais aussi, il est difficile de croire que si tel était le cas, cette société pourrait se maintenir longtemps ou même aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Il y a donc une question très importante qui se pose : comment cette société arrive-t-elle à se maintenir et à tenir ensemble, alors qu’elle devrait susciter l’opposition de la grande majorité de ses membres ?
Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation.
Cette idée est totalement fausse et, ce qui est encore plus grave, elle est pernicieuse parce qu’elle masque la profondeur du problème social et politique. Si nous voulons vraiment lutter contre le système, et aussi, si nous voulons voir les problèmes auxquels se heurte aujourd’hui par exemple un mouvement comme le mouvement écologique, nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.
Cette adhésion est. certes, contradictoire : elle va de pair avec des moments de révolte contre le système. Mais c’est une adhésion quand même, et ce n’est pas une simple passivité. Cela on peut le voir facilement autour de soi. Et du reste, si les gens n’adhéraient pas effectivement au système, tout serait par terre dans les six heures qui suivraient. Pour n’en prendre qu’un exemple : cette merveille d’« organisation » et de « rationalité » qu’est l’usine capitaliste - ou, plus généralement, toute entreprise capitaliste, à l’Ouest comme à l’Est - ne produirait rien du tout, elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de sa réglementation et des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo-« rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette réglementation - et très au-delà de ce qu’expliqueraient la contrainte ou l’effet des « stimulants matériels ».
Cette adhésion tient à des processus extrêmement complexes, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Car ces processus constituent ce que j’appelle la fabrication sociale de l’individu et des individus - de nous tous - dans et par la société capitaliste instituée, telle qu’elle existe.
J’évoquerai simplement deux aspects de cette fabrication. L’un concerne l’instillation aux gens, des la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité, d’un certain type de rapport à un certain type d’autorité. Et l’autre, l’instillation aux gens d’un ensemble de besoins, à la satisfaction desquels ils seront par la suite attelés toute leur vie durant.
D’abord, l’autorité. Lorsque l’on considère la société contemporaine et qu’on la compare à celles qui l’ont précédée, on constate une différence importante : aujourd’hui, l’autorité se présente comme désacralisée, il n’y a plus de rois par la grâce de Dieu.
Daniel Cohn-Bendit : Tu es en Belgique.
Cornelius Castoriadis : Je n’oublie pas que je suis en Belgique. Mais je ne crois pas que le roi des Belges soit considéré comme roi par la grâce de Dieu. Je pense que cela doit être un principe du droit constitutionnel belge, que s’il y a un roi des Belges, c’est parce que le peuple belge a souverainement décidé qu’il aurait un roi - non ?
(Rires)
On penserait donc que l’autorité, aujourd’hui, est désacralisée. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Ce qui, autrefois, sacralisait l’autorité, c’était la religion : comme le disait saint Paul, dans l’Epître aux Romains, « tout pouvoir vient de Dieu ». Autre chose a pris aujourd’hui la place de la religion et de Dieu : quelque chose qui n’est pas pour nous « sacré », mais qui a réussi, tant bien que mal, à s’installer socialement comme l’équivalent pratique du sacré, comme une sorte de substitut de religion, une religion plate et aplatie. Et cela est l’idée, la représentation, la signification imaginaire du savoir et de la technique.
Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que ceux qui exercent le pouvoir « savent ». Mais ils prétendent savoir et c’est au nom de ce prétendu savoir - savoir spécialisé, scientifique, technique - qu’ils justifient leur pouvoir aux yeux de la population. Et s’ils peuvent le faire, c’est que la population y croit, qu’elle a été dressée pour y croire.
Ainsi, en France, on est accablé d’un président de la République qui se prétend spécialiste de l’économie. Ce « spécialiste », lorsqu’il était encore ministre des Finances, tenait des discours à la Chambre où il alignait pendant trois heures des statistiques avec quatre chiffres décimaux. Cela veut dire qu’il aurait dû être recalé en première année d’une UER d’économie, car une statistique avec quatre chiffres décimaux en matière de prix et de production n’a strictement aucun sens : au mieux, dans ces domaines, on peut parler à dix pour cent près. Il n’empêche que le président Giscard, qui n’est pas économiste, a réussi à déterrer un dinosaure du prétendu savoir économique, nommé Raymond Barre (rires et applaudissements), qu’il a baptisé en public « le meilleur économiste de France ». Moyennant quoi le bordel de l’économie française est à présent beaucoup plus grand que ce qu’il était il y a trois ans et aussi que ce qu’il aurait été si un concierge quelconque avait été président du Conseil
(rires).
De cela, il y a une conclusion pratique à tirer. Il y a un terrain de lutte, notamment pour des gens comme vous, comme nous tous ici qui avons plus ou moins affaire avec les activités intellectuelles ou scientifiques. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que le pouvoir à l’époque actuelle n’est pas le savoir ; que non seulement il ne sait pas tout, mais même qu’il sait beaucoup moins de choses que n’en savent les gens en général, et qu’à cela il y a des raisons profondes et organiques. Et, en deuxième lieu, que ce « savoir » dont se réclame le pouvoir, même lorsqu’il existe, a un caractère bien particulier, partiel et biaisé à la base.
Mais il y a aussi une question que je ne veux pas taire - bien que ce ne soit pas une des questions sur lesquelles nous devrions nous étendre ce soir. C’est que - oubliant maintenant tout à fait MM. Giscard, Barre et consorts - il y a un véritable problème du savoir, et même de la technique, qui nous interpelle effectivement en tant que ce savoir et même cette technique dépassent l’institution présente de la société. Même si l’on admet - comme je le fais - que l’orientation, les fins, le mode de transmission et l’organisation interne du savoir scientifique sont ancrés dans le système social actuel, plus même, qu’ils lui sont, en un sens, consubstantiels ; même alors, il faut accepter qu’il y a la création de quelque chose qui dépasse certainement l’époque contemporaine. Cela est vrai aussi, d’ailleurs, pour les époques antérieures de l’histoire. Pour prendre un exemple facile, le théorème de Pythagore a été découvert et démontré il y a vingt-cinq siècles à Samos ou je ne sais où, peu importe. Il est clair qu’il a été découvert dans un contexte nullement « neutre », formé par un ensemble de schèmes imaginaires indissociablement et profondément liés à la conception grecque du monde, à l’institution imaginaire grecque du monde, comme toute la géométrie grecque. Cela n’empêche pas que, vingt-cinq siècles après, ce théorème de Pythagore, ou quelque chose qui a le même nom, non seulement continue à « être vrai » (on peut assortir cette expression de tous les guillemets et les points d’interrogation que l’on voudra), mais apparaît comme infiniment plus vrai que ne pouvait le penser Pythagore lui-même, puisque l’énoncé présent du théorème de Pythagore, tel que vous le trouverez dans un traité contemporain d’analyse, en constitue une immense généralisation. Cela s’appelle toujours théorème de Pythagore, mais cela s’énonce : dans tout espace préhilbertien, le carré de la norme de la somme de deux vecteurs orthogonaux est égal à la somme des carrés de leurs normes. Ou, pour prendre un autre exemple : il n’y a pas de société possible sans arithmétique - aussi archaïque, primitive, sauvage soit cette société. Mais où s’arrête donc l’arithmétique ? Cela aussi fait partie de la question du savoir. Il est trop facile d’évacuer cette question en disant, comme un récent micro-farceur parisien, que le totalitarisme c’est les savants au pouvoir : ce qui évidemment ne fait qu’accréditer et renforcer la mystification idéologique dominante. Comme si Staline, qui dirigeait les opérations de l’Armée russe pendant la deuxième guerre mondiale sur une mappemonde, comme l’a révélé Khrouchtchev, était un « savant au pouvoir » ! Mais il est aussi trop facile d’évacuer la question, comme cela se fait souvent dans notre milieu et par des gens qui nous sont proches, en voulant jeter par-dessus bord en bloc la science et la technique comme telles, parce qu’elles seraient de purs produits du système établi ; on aboutit ainsi à éliminer l’interrogation portant sur le monde, sur nous-mêmes, sur notre savoir.
J’en viens maintenant à l’autre dimension du processus de fabrication sociale de l’individu, celle qui concerne les « besoins ». Bien évidemment, il n’existe pas de « besoins naturels » de l’être humain, dans aucune définition du terme « naturel » - sauf peut-être dans une définition philosophique où la nature serait quelque chose de tout à fait différent de ce que vous pensez d’habitude sous ce terme : une « nature » selon Aristote, ou Spinoza, quelque chose comme une norme à la fois idéale et réelle. Outre que nous ne sommes pas là ce soir pour discuter ce type de questions philosophiques, cette acception du terme « nature » ne nous intéresse pas pour une raison précise : on ne voit pas comment on pourrait se mettre d’accord socialement pour définir des besoins qui correspondraient à cette « nature »-là.
Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont « satisfaits » tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins « économiques ». Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un « besoin ». Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais « besoin » absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe.
En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et tant bien que mal, ces « besoins » sont à peu près tout ce qui compte dans la vie. Et, en troisième lieu - et c’est un des points qui nous séparent radicalement d’une vue comme celle que Marx pouvait avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du temps, il les satisfait. Comme on dirait en anglais : He promises the goods, and he delivers the goods. La camelote, elle est là, les magasins en regorgent - et vous n’avez qu’à travailler pour pouvoir en acheter. Vous n’avez qu’à être sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà. Et l’expérience historique est là pour montrer qu’à quelques exceptions près, ça marche : ça marche, ça produit, ça travaille, ça achète, ça consomme et ça remarche.
A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.
Il faut bien réaliser ce que cela signifie. Lorsque nous parlons du problème de l’énergie, du nucléaire, etc., c’est en fait tout le fonctionnement politique et social qui est impliqué, et tout le mode de vie contemporain. Il en est ainsi à la fois « objectivement » et du point de vue des gens, et à cet égard nos critiques de l’abrutissement consommationniste comptent peu.
On peut facilement illustrer la situation, moyennant les futurs - et déjà présents et passés - discours électoraux du citoyen Marchais, expliquant : primo, si vous n’avez plus d’essence pour rouler, c’est la faute des trusts, des multinationales et du gouvernement qui fait leur jeu ; et, secundo, si le Parti communiste vient au pouvoir, il vous donnera de l’essence parce qu’il ne se soumettra plus aux multinationales mais aussi parce que notre grande alliée, amie du peuple français et grand producteur de pétrole, l’Union soviétique, nous en fournira (peu importe si les choses commencent à aller très mal là-bas également, à cet égard aussi). On voit là un scénario possible ; comme aussi il existe un scénario possible du côté apparemment opposé - je dis bien apparemment -, c’est-à-dire du côté d’une démagogie néofasciste, qui pourrait se développer à partir de la crise de l’énergie et de ses retombées de toutes sortes.
La crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société. C’est cette société-ci qui a besoin, chaque année, de 10 % de pétrole ou d’énergie de plus pour pouvoir continuer à tourner. Cela veut dire que la crise de l’énergie est, en un sens, crise de cette société. Ainsi, elle contient en germe - c’est là une question à laquelle c’est beaucoup plus à vous qu’à moi de répondre - la mise en cause par les gens de l’ensemble du système ; mais peut-être contient-elle aussi en germe la possibilité que les gens suivent au plan politique les courants les plus aberrants, les plus monstrueux. Car, telle qu’elle est, cette société ne pourrait probablement pas continuer si on ne lui assurait pas ce ronron de la consommation croissante. Elle pourrait se remettre en cause, en disant : ce que l’on est en train de faire est complètement fou, la façon selon laquelle on vit est absurde. Mais elle pourrait aussi s’agripper au mode de vie actuel, en se disant : tel parti a la solution, ou : il n’y a qu’à mettre à la porte les juifs, les Arabes, ou je ne sais pas qui, pour résoudre nos problèmes.
Telle est la question qui se pose, et que je vous pose, actuellement : où en est la crise du mode de vie capitaliste pour les gens ? Et que pourrait être une activité politique lucide qui accélère la prise de conscience de l’absurdité du système et aide les gens à dégager les critiques du système qui, certainement, se forment déjà à droite et à gauche ?
Je voudrais aborder maintenant, en liaison immédiate avec ce qui précède, le mouvement écologique. Il me semble que l’on peut observer, dans l’histoire de la société moderne, une sorte d’évolution du champ sur lequel ont porté les mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions. Il me semble aussi que cette évolution peut être quelque peu éclairée si on se réfère à ces deux dimensions de l’institution de la société que j’évoquais tout à l’heure : l’instillation aux individus d’un schème d’autorité et l’instillation aux individus d’un schème de besoins. Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ, l’ensemble de l’organisation de la société, mais d’une manière qui, rétrospectivement, ne peut manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le mouvement ouvrier attaquait surtout, c’était la dimension de l’autorité - c’est-à-dire la domination qui en est le versant « objectif ». Même sur ce point il laissait dans l’ombre - c’était quasiment fatal à l’époque - des aspects tout à fait décisifs du problème de l’autorité et de la domination, donc aussi des problèmes politiques de la reconstruction d’une société autonome. Certains de ces aspects ont été mis en question par la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes, les figures et les relations d’autorité tels qu’ils existent dans d’autres sphères de la vie sociale.
Ce que le mouvement écologique a mis en question, de son côté, c’est l’autre dimension : le schème et la structure des besoins, le mode de vie. Et cela constitue un dépassement capital de ce qui peut être vu comme le caractère unilatéral des mouvements antérieurs. Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique est toute la conception, toute la position des rapports entre l’humanité et le monde, et finalement la question centrale et éternelle : qu’est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?
A cette question, il existe déjà une réponse, et on la connaît : c’est la réponse capitaliste. Permettez-moi ici une parenthèse et un rapide retour en arrière. La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme.
Or ce qui apparaît, peut-être en tâtonnant et en balbutiant, à travers le mouvement écologique, c’est que certainement nous ne voulons pas être maîtres et possesseurs de la nature. D’abord, parce que nous avons compris que cela ne veut rien dire, que cela n’a pas de sens - si ce n’est d’asservir la société à un projet absurde et aux structures de domination qui l’incarnent. Et, ensuite, parce que nous voulons un autre rapport à la nature et au monde ; et cela veut dire aussi un autre mode de vie, et d’autres besoins.
Mais la question est : quel mode de vie, et quels besoins ? Que voulons-nous ? Et qui, comment, à partir de quoi, peut répondre à ces questions ? Répondre, j’entends, non pas dans le savoir absolu, mais en connaissance de cause, et dans la lucidité ?
A mes yeux, le mouvement écologique est apparu comme un des mouvements qui tendent vers l’autonomie de la société ; et chaque fois que j’ai eu à en parler, oralement ou par écrit, je l’ai inclus dans la série de ces mouvements dont je parlais tout à l’heure. Dans le mouvement écologique il s’agit, en premier lieu, de l’autonomie par rapport à un système technico-productif, prétendument inévitable ou prétendument optimal : le système technico-productif qui est là dans la société actuelle. Mais il est absolument certain que le mouvement écologique, par les questions qu’il soulève, dépasse de loin cette question du système technico-productif, qu’il engage potentiellement tout le problème politique et tout le problème social. Je vais m’expliquer et terminer là-dessus.
Que le mouvement écologique engage tout le problème politique et tout le problème social, on peut le voir immédiatement à partir d’une question apparemment limitée. J’espère que vous m’excuserez si je vous dis des choses que vous avez dû entendre déjà des dizaines de fois, et si je les dis de façon abrupte. La lutte antinucléaire : oui, très bien, bravo. Mais est-ce que cela veut dire en même temps : lutte antiélectricité ? Si oui, alors il faut le dire, tout de suite, fortement et clairement. Et il faut dire aussi : nous sommes contre l’électricité, et nous connaissons toutes les implications de ce que nous disons : pas de sonorisation dans une salle comme celle-ci - mais c’est déjà fait (rires) ; pas de téléphone ; pas de blocs opératoires en chirurgie (après tout, Illich affirme que la médecine ne fait qu’augmenter le taux de mortalité) ; pas de radios, libres ou pas ; pas de magnétophones ; pas de disques de Keith Jarret, comme j’en entendais tout à l’heure dans votre club, etc. Il faut réaliser qu’il n’y a pratiquement aucun objet de la vie moderne qui d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, n’implique l’électricité. Ce rejet total est peut-être acceptable - mais il faut le savoir, et il faut le dire.
Ou alors, la seule chose qui serait logique, c’est de proposer d’autres sources d’énergie, d’affirmer et de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se priver d’électricité si l’on exclut les centrales nucléaires, à condition de réformer l’ensemble du système de production d’énergie de telle sorte que seules entrent en jeu des énergies renouvelables. Comme je suis certain que vous connaissez beaucoup plus de choses que moi sur les énergies renouvelables, ce n’est pas la peine que je m’étende sur cette question considérée en elle-même. Mais la question des énergies renouvelables dépasse de loin la question des énergies renouvelables. D’abord, elle implique la totalité de la production ; et puis (ou plutôt en même temps) elle implique la totalité de l’organisation sociale. La seule tentative que je connaisse personnellement de prendre en compte sérieusement l’ensemble de la question, c’est le projet Alter sur lequel travaille en France le mathématicien Philippe Courrège avec un minuscule groupe de collaborateurs bénévoles. Je dis sérieusement, parce que Courrège a tout de suite vu qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer la production d’énergies renouvelables, que cela impliquait la totalité de la production et, par conséquent, il s’est attaqué à la construction d’un petit « système » complet (ou plutôt, d’une grande gamme de tels systèmes, dépendant chacun des objectifs finals qu’on se propose), d’une matrice bouclée qui couvre la totalité des « entrées » et des « sorties » d’une petite région à peu près autarcique. Mais je dis sérieusement aussi, parce que Courrège a également vu, et il le dit, que ce qui sur le plan « technique » et « économique » est une solution sinon simple au moins faisable, soulève des problèmes politiques et sociaux (il dit : sociétaux) immenses : la définition des objectifs finals de la production, l’acceptation par la communauté d’un état stationnaire, la gestion de l’ensemble, etc. Ici, je peux dire que je me sens en terrain familier : non pas que je possède, évidemment, la solution, mais parce que ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis et je travaille depuis trente ans et qui deviennent à la fois plus précises et plus claires lorsque l’on donne un soubassement concret à l’idée d’unités sociales autogouvernées et vivant pour une bonne partie sur des ressources locales renouvelables. Mais il reste ce que montre, « négativement » si je peux dire, le projet Alter : si on veut toucher au problème de l’énergie, il faut toucher à tout. Or tout cela n’est ni de la théorie, ni de la littérature. On sait que dès maintenant les gouvernements disent que sans centrales nucléaires il n’y aura plus d’électricité dans quelques années ; et, certainement, si rien d’autre ne se passe et comme, depuis 1973, ces gouvernements n’ont fait que bavarder sur le problème de l’énergie sans rien faire de réel, il finira bien par arriver quelque chose comme la rupture de charge du réseau en France l’année dernière.
Maintenant, d’un autre côté, les projets concernant les énergies renouvelables sont en partie récupérables à des fins que l’on ne pourrait même pas appeler réformistes : à des fins de pur et simple colmatage du système existant. Et, au-delà de cette question de récupération, cela conduit à une autre interrogation : est-ce qu’un « réformisme » antinucléaire, énergétique, écologique a un sens et peut être lucidement appuyé ? J’entends ici par « réformisme » le soutien accordé à des mesures partielles que nous considérons comme valables et ayant un sens (c’est-à-dire qui ne sont pas annulées du fait qu’elles s’insèrent dans un système global qui, lui, n’est pas changé). Par exemple, les lois contre la pollution des cours d’eau - lois qui laissent en place tout le reste : les multinationales, l’Etat, le parti communiste, le roi, etc. Une certaine position traditionnelle répondait à cette question par la négative. On disait : on se bat pour la Révolution, et un des sous-produits de la Révolution sera la non-pollution des rivières (comme aussi l’émancipation des femmes, la réforme de l’éducation, etc.). Nous savons que cette réponse est absurde et mystificatrice, et heureusement les femmes ou les étudiants ont cessé d’attendre la Révolution pour exiger et obtenir des changements effectifs dans leur condition. Je pense que la même chose vaut pour la lutte écologique : il y a, par exemple et entre mille autres, une grave question de la pollution des cours d’eau, et la lutte contre cet état de choses a pleinement un sens, à condition que l’on sache ce que l’on fait, que l’on soit lucide. Cela veut dire que l’on sait qu’actuellement on lutte pour tel objectif partiel, parce qu’il a une certaine valeur, et que l’on sait aussi que ce dont on demande l’introduction ou l’application, aussi longtemps que le système actuel existera, aura nécessairement une signification ambiguë et même pourra être détourné de sa finalité initiale. Vous savez que la Sécurité sociale a été, dans beaucoup de pays, une conquête arrachée de haute lutte par la classe ouvrière. Mais vous savez aussi qu’il y a des marxistes qui expliquent - et après tout, ce n’est pas totalement faux d’un certain point de vue - que la Sécurité sociale fait fonctionner le système capitaliste parce qu’elle sert à l’entretien de la force de travail. Et alors ? Est-ce qu’à partir de cet argument, on demanderait la suppression de la Sécurité sociale ?
Je terminerai en abordant le problème qui me paraît le plus profond, le plus critique, critique au sens initial du mot crise : moment et processus de décision. Parler d’une société autonome, de l’autonomie de la société non seulement à l’égard de telle couche dominante particulière mais à l’égard de sa propre institution, des besoins, des techniques, etc., présuppose à la fois la capacité et la volonté des humains de s’auto-gouverner, au sens le plus fort de ce terme. Pendant très longtemps, en fait dès le début de la période où je faisais, avec mes camarades, Socialisme ou Barbarie, c’était essentiellement dans ces termes que se formulait pour moi la question de la possibilité d’une transformation radicale, révolutionnaire, de la société : est-ce que les humains ont la capacité et surtout la volonté de s’auto-gouverner (je dis surtout la volonté, car à mes yeux la « capacité » ne fait pas vraiment problème) ? Est-ce qu’ils veulent vraiment être maîtres d’eux-mêmes ? Car, après tout, s’ils le voulaient, rien ne pourrait les en empêcher : cela, on le sait depuis Rosa Luxemburg, depuis La Boëtie, même depuis les Grecs. Mais, petit à petit, un autre aspect de cette question - de la question de la possibilité d’une transformation radicale de la société - a commencé à m’apparaître, et à me préoccuper de plus en plus. C’est qu’une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. Car vous serez d’accord avec moi pour dire qu’un socialisme des embouteillages est une absurdité dans les termes, et que la solution socialiste de ce problème ne serait pas d’éliminer les embouteillages en quadruplant la largeur des Champs-Elysées. Qu’est-ce donc que ces villes ? Qu’est-ce que les gens qui les remplissent ont vraiment envie de faire ? Comment diable se fait-il qu’ils « préfèrent » avoir leurs voitures et passer des heures chaque jour dans les embouteillages, plutôt qu’autre chose ?
Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? Nous qui rejetons, du moins en paroles, le mode de vie capitaliste et ce qu’il implique - et il implique tout, absolument tout ce qui existe aujourd’hui - est-ce que nous voyons autour de nous naître un autre mode de vie qui préannonce, qui préfigure quelque chose de nouveau, quelque chose qui donnerait un contenu substantif à l’idée d’autogestion, d’autogouvernement, d’autonomie, d’auto-institution ? Autrement dit : l’idée d’autogouvernement peut-elle prendre sa pleine force, atteindre son plein appel, si elle n’est pas aussi portée par d’autres souhaits, par d’autres « besoins » qui ne peuvent pas être satisfaits dans le système social contemporain ?
Nous autres, probablement, nous qui sommes ici, pouvons sans doute penser à de tels besoins, nous les éprouvons, et peut-être pour nous ils comptent beaucoup. Par exemple, que sais-je, pouvoir aller quand on veut flâner deux jours dans les bois. Mais la question n’est évidemment pas là ; il ne s’agit pas de nos souhaits et besoins à nous, mais de ceux de la grande masse des gens. Et l’on se demande : est-ce que quelque chose de ce genre, le rejet des besoins nourris actuellement par le système et l’apparition d’autres visées, commence à poindre, à apparaître comme important pour les gens qui vivent aujourd’hui ?
Et finalement : est-ce qu’ici, sur ce point, sur cette ligne, nous ne rencontrons pas effectivement la limite de la pensée et de l’action politiques ? Car bien entendu, comme toute pensée et toute action, celle-ci aussi doit avoir une limite - et doit s’efforcer de la reconnaître. Est-ce que cette limite n’est pas, sur ce point, celle-ci : que ni nous, ni personne ne peut décider d’un mode de vie pour les autres ? Nous disons, nous pouvons dire, nous avons le droit de dire que nous sommes contre le mode de vie contemporain - ce qui, encore une fois, implique à peu près tout ce qui existe, et non seulement la construction de telle centrale nucléaire, qui n’en est qu’une implication du énième ordre. Mais dire que nous sommes contre tel mode de vie, cela introduit par la bande un problème formidable : ce que l’on peut appeler le problème du droit au sens le plus général, non pas simplement du droit formel, mais du droit comme contenu. Que se passe-t-il, si les autres continuent de vouloir de cet autre mode de vie ? Je prendrai volontairement un exemple extrême et absurde, parce qu’il est proche du point de départ de notre réunion. Supposez qu’il y ait des gens qui non seulement veulent de l’électricité, mais veulent spécifiquement de l’électricité d’origine nucléaire. Vous leur offrez toute l’électricité du monde, ils n’en veulent pas : ils veulent qu’elle soit nucléaire. Tous les goûts sont dans la nature. Qu’est-ce que vous direz dans un tel cas, qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons, je suppose : il y a une décision majoritaire (du moins nous espérons qu’elle le serait) qui interdit aux gens de satisfaire leur goût de se fournir en électricité spécifiquement nucléaire. Exemple, encore une fois, absurde - et facile à régler. Mais vous pouvez aisément imaginer des milliers d’autres, qui ne sont ni absurdes ni faciles à régler. Car ce qui est posé dans le mode de vie est finalement cette question : jusqu’où peut aller le « droit » (la possibilité effective, légalement et collectivement assurée) de chaque individu, de chaque groupe, de chaque commune, de chaque nation d’agir comme il l’entend à partir du moment où nous savons - nous le savions depuis toujours, mais l’écologie nous le rappelle avec force - que nous sommes tous embarqués sur le même rafiot planétaire, et que ce que chacun fait peut se répercuter sur tous ? La question de l’autogouvernement, de l’autonomie de la société est aussi la question de l’autolimitation de la société. Autolimitation qui a deux versants : la limitation par la société de ce qu’elle considère comme les souhaits, tendances, actes, etc., inacceptables de telle ou telle partie de ses membres ; mais aussi, autolimitation de la société elle-même dans la réglementation, la régulation, la législation qu’elle exerce sur ses membres. Le problème positif et substantif du droit c’est de pouvoir concevoir une société qui à la fois est fondée sur des règles universelles substantives (l’interdiction du meurtre n’est pas une règle « formelle » et en même temps est compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle et donc aussi de modes de vie et de systèmes de besoins (je ne parle pas du folklore pour touristes). Et cette synthèse, cette conciliation nous ne pouvons pas la sortir de notre tête. Et si nous la sortions, cela ne servirait à rien. Elle sortira de la société elle-même, ou elle ne sortira pas.
Reconnaître cette limite à la pensée et à l’action politiques, c’est s’interdire de refaire le travail des philosophes politiques du passé, se substituant à la société et décidant, comme Platon et même Aristote, que telle gamme musicale est bonne pour l’éducation des jeunes, tandis que telle autre est mauvaise et doit donc être interdite dans la cité. Cela n’implique nullement que nous renoncions à notre propre pensée, à notre propre action, à notre point de vue, ni que nous acceptions aveuglément et religieusement tout ce que la société et l’histoire peuvent produire. C’est finalement encore un point de vue abstrait de philosophe qui amène Marx à décider (car c’est lui qui le décide) que ce que l’histoire décidera ou a déjà décidé est bon. (L’histoire a presque décidé pour le Goulag.) Nous maintenons notre responsabilité, notre jugement, notre pensée et notre action, mais nous en reconnaissons aussi la limite. Et reconnaître cette limite, c’est donner son plein contenu à ce que nous disons sur le fond, à savoir qu’une politique révolutionnaire aujourd’hui est en premier lieu et avant tout la reconnaissance de l’autonomie des gens, c’est-à-dire la reconnaissance de la société elle-même comme source ultime de création institutionnelle.
(applaudissements).
Collectif Lieux Communs

Commentaires

Débat entre Cornélius CASTORIADIS et Dany COHN-BENDIT à Louvain-la-neuve le 27 février 1980
vendredi 6 juin 2008 à 11h31 - par  Benoit Lechat
Bonjour, en googlant j’ai découvert votre retranscription de l’intervention de Castor à laquelle j’ai personnellement assisté en février 1980. J’avais également effectué un enregistrement que j’ai mis en ligne sur le site du centre pour lequel je travaille www.etopia.be . Mercredi, nous avons organisé un débat avec Dany Cohn-Bendit à Bruxelles (400 personnes) et nous avons repassé un extrait de la conférence de Castor. l’intérêt est vif surtout auprès des plus jeunes qui ne connaissent pas Castoriadis. Nous souhaiterions donc pouvoir diffuser votre retranscription sur notre site. Il va de soi que nous citerions la référence. Encore une question : d’où tenez-vous l’enregistrement ? Un tout grand merci d’avance Bien cordialement, Benoît Lechat