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mercredi 30 avril 2014

Débat entre Castoriadis et Cohn-Bendit...

De l’écologie à l’autonomie : Débat entre Cornelius Castoriadis et Dany Cohn-Bendit

Louvain-la-neuve le 27 février 1980
dimanche 15 juillet 2007

Ce débat a donné lieu au livre : « De l’écologie à l’autonomie », Seuil, 1980.
Le débat se découpe en trois parties, qui font l’objet de trois séquences audio :
1. Intervention de Cornelius Castoriadis (Voir ci-dessous sa retranscription)
2. Intervention de Daniel Cohn-Bendit
3. Débat et séance de questions-réponses
1.Intervention de Cornelius Castoriadis
2.Intervention de Daniel Cohn-Bendit
Questions-Reponses

Le président de l’Assemblée générale des étudiants de l’université de Louvain-la-Neuve : Je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux ce soir pour cette conférence-débat.
Ensuite, quelques mots sur les organisateurs de la conférence. C’est d’abord le groupe Nous, un groupe « groupusculaire » de réflexion, qui ne tient pas à se définir de manière plus déterminée. C’est ensuite le Centre Galilée, qui est à la fois une librairie et un organisme d’éducation permanente. II y a également les Amis de la Terre du Brabant wallon, groupe écologiste qui travaille sur les aspects socio-politiques du nucléaire et des énergies douces. II y a aussi le MJP, Mouvement des Jeunes pour la Paix, qui essaie de prôner une société autogestionnaire. Enfin, il y a l’AGL, c’est-a-dire, pour ceux qui l’ignoreraient encore, l’Assemblée générale des étudiants de Louvain, organe de représentation des étudiants de l’université de Louvain.
Il était important de signaler les organisateurs, parce que le débat de ce soir s’inscrit dans les activités d’un groupe de réflexion qui veut approfondir les problèmes politiques que pose l’énergie nucléaire, et que ces activités ne se limitent pas à l’organisation de ce débat. Pour donner une idée des axes de réflexion de ce groupe, je cite quelques-uns des sujets qui ont été abordés jusqu’à présent :
- La science et l’économie face au problème de l’énergie nucléaire, principalement dans ses aspects sociologiques.
- La lutte antinucléaire est-elle vraiment une remise en question de la société ?
- Peut-on définir une option politique à partir de la lutte antinucléaire ?
C’est parce que ce groupe de réflexion veut prolonger ses activités que je vous lance, à vous tous, une invitation à y participer.
Quant à la raison d’être de cette conférence, nous nous refusons d’en donner un autre motif que celui-ci : nous avions vraiment envie d’organiser une conférence.
Je vous remercie et je vous souhaite une bonne soirée
applaudissements
Cornelius Castoriadis : Je suis content d’être ici et de vous voir. Et je suis très surpris du nombre des participants ; très agréablement surpris et heureux. Mais en même temps, ça augmente ma peur de vous décevoir, d’autant qu’en parlant avec Dany avant de venir ici, il me disait qu’il ne savait pas ce qu’il dirait, qu’il improviserait. Lui, il en a l’habitude et on sait, historiquement, qu’il s’en tire très bien
(rires)
Quant à moi, j’aurais voulu consacrer plus de temps que je n’ai pu le faire à la préparation de ce que je compte vous dire.
Mais peut-être, en fin de compte, ça n’aurait pas fait de différence car les quatre ou cinq choses que j’ai à dire, vous le verrez, aboutissent à des points d’interrogation, et ils auraient abouti à des points d’interrogation de toute façon. Et je crois que le sens d’une soirée comme celle-ci c’est précisément de faire parler les gens ; de vous faire parler, soit sur les questions qui sont déjà ouvertes pour vous, soit - et là, ce serait un gain considérable - sur des questions nouvelles qui surgissent dans le débat, avec l’aide peut-être de ceux qui ont été chargés de l’introduire.
Aujourd’hui tout le monde sait, tout le monde croit savoir - ce n’était pas le cas il n’y a guère - que la science et la technique sont très essentiellement insérées, inscrites, enracinées dans une institution donnée de la société. De même, que la science et la technique de l’époque contemporaine n’ont rien de transhistorique, n’ont pas de valeur qui soit au-delà de toute interrogation, qu’elles appartiennent au contraire à cette institution social-historique qu’est le capitalisme tel qu’il est né en Occident il y a quelques siècles. C’est là une vérité générale. On sait que chaque société crée sa technique et son type de savoir, comme aussi son type de transmission du savoir. On sait aussi que la société capitaliste, non seulement a été très loin dans la création et le développement d’un type de savoir et d’un type de technologie qui la différencie de toutes les autres, mais, et cela aussi la différencie des autres sociétés, qu’elle a placé ces activités au centre de la vie sociale, qu’elle leur a accordé une importance qu’elles n’avaient pas autrefois ni ailleurs.
De même, tout le monde sait aujourd’hui, ou tout le monde croit savoir, que la prétendue neutralité, la prétendue instrumentalité de la technique et même du savoir scientifique sont des illusions. En vérité, même cette expression est insuffisante, et masque l’essentiel de la question. Car la présentation de la science et de la technique comme des moyens neutres ou comme de purs et simples instruments, n’est pas simple « illusion » : elle fait précisément partie de l’institution contemporaine de la société - c’est-à-dire, elle fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque.
On peut cerner cet imaginaire social dominant en une phrase : la visée centrale de la vie sociale c’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien entendu, lorsqu’on y regarde de près - et il n’est pas nécessaire d’y aller très très près pour le voir - cette maîtrise est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité une pseudo-rationalité. Il n’empêche que c’est celui-là, le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble la société contemporaine. Et cela, ce n’est pas seulement le cas dans les pays de capitalisme dit privé ou occidental. C’est également le cas dans les pays prétendument « socialistes », dans les pays de l’Est, ou les mêmes instruments, les mêmes usines, les mêmes procédures d’organisation et de savoir sont mis également au service de cette même signification imaginaire sociale, à savoir l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle.
J’ouvrirai ici une parenthèse, car nous ne pouvons quand même pas discuter en faisant abstraction de ce qui est en train de se passer dans l’actualité mondiale et qui est très grave. Nous voyons beaucoup plus clairement aujourd’hui, avec l’Afghanistan - je dirai, plus exactement : les gens peuvent voir, quant à moi, je prétends que cela fait trente-cinq ans que je le vois - que la coexistence et l’antagonisme de ces deux sous-systèmes dont chacun prétend posséder le monopole de la voie par laquelle on parviendra à la « maîtrise rationnelle » du tout sont en train de frôler le point où il risque d’y avoir effectivement une maîtrise totalement rationnelle du seul véritable maître, comme dirait Hegel, c’est-à-dire de la mort.
Vous savez que la domination de cet imaginaire commence d’abord moyennant la forme de l’expansion illimitée des forces productives - de la « richesse », du « capital ». Cette expansion devient rapidement extension et développement du savoir nécessaire pour l’augmentation de la production, c’est-à-dire de la technologie, et de la science. Finalement, la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale - la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc. - transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités.
Mais vous savez aussi que, malgré ses prétentions, cette institution de la société est déchirée par une foule de contradictions internes, que son histoire est traversée par des conflits sociaux importants. A nos yeux, ces conflits expriment essentiellement le fait que la société contemporaine est divisée asymétriquement et antagoniquement entre dominants et dominés, et que cette division se traduit notamment, par les faits de l’exploitation et de l’oppression. De ce point de vue, nous devrions dire qu’en droit, l’immense majorité des gens qui vivent dans la société actuelle devraient s’opposer à la forme établie de l’institution de la société. Mais aussi, il est difficile de croire que si tel était le cas, cette société pourrait se maintenir longtemps ou même aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Il y a donc une question très importante qui se pose : comment cette société arrive-t-elle à se maintenir et à tenir ensemble, alors qu’elle devrait susciter l’opposition de la grande majorité de ses membres ?
Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation.
Cette idée est totalement fausse et, ce qui est encore plus grave, elle est pernicieuse parce qu’elle masque la profondeur du problème social et politique. Si nous voulons vraiment lutter contre le système, et aussi, si nous voulons voir les problèmes auxquels se heurte aujourd’hui par exemple un mouvement comme le mouvement écologique, nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.
Cette adhésion est. certes, contradictoire : elle va de pair avec des moments de révolte contre le système. Mais c’est une adhésion quand même, et ce n’est pas une simple passivité. Cela on peut le voir facilement autour de soi. Et du reste, si les gens n’adhéraient pas effectivement au système, tout serait par terre dans les six heures qui suivraient. Pour n’en prendre qu’un exemple : cette merveille d’« organisation » et de « rationalité » qu’est l’usine capitaliste - ou, plus généralement, toute entreprise capitaliste, à l’Ouest comme à l’Est - ne produirait rien du tout, elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de sa réglementation et des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo-« rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette réglementation - et très au-delà de ce qu’expliqueraient la contrainte ou l’effet des « stimulants matériels ».
Cette adhésion tient à des processus extrêmement complexes, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Car ces processus constituent ce que j’appelle la fabrication sociale de l’individu et des individus - de nous tous - dans et par la société capitaliste instituée, telle qu’elle existe.
J’évoquerai simplement deux aspects de cette fabrication. L’un concerne l’instillation aux gens, des la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité, d’un certain type de rapport à un certain type d’autorité. Et l’autre, l’instillation aux gens d’un ensemble de besoins, à la satisfaction desquels ils seront par la suite attelés toute leur vie durant.
D’abord, l’autorité. Lorsque l’on considère la société contemporaine et qu’on la compare à celles qui l’ont précédée, on constate une différence importante : aujourd’hui, l’autorité se présente comme désacralisée, il n’y a plus de rois par la grâce de Dieu.
Daniel Cohn-Bendit : Tu es en Belgique.
Cornelius Castoriadis : Je n’oublie pas que je suis en Belgique. Mais je ne crois pas que le roi des Belges soit considéré comme roi par la grâce de Dieu. Je pense que cela doit être un principe du droit constitutionnel belge, que s’il y a un roi des Belges, c’est parce que le peuple belge a souverainement décidé qu’il aurait un roi - non ?
(Rires)
On penserait donc que l’autorité, aujourd’hui, est désacralisée. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Ce qui, autrefois, sacralisait l’autorité, c’était la religion : comme le disait saint Paul, dans l’Epître aux Romains, « tout pouvoir vient de Dieu ». Autre chose a pris aujourd’hui la place de la religion et de Dieu : quelque chose qui n’est pas pour nous « sacré », mais qui a réussi, tant bien que mal, à s’installer socialement comme l’équivalent pratique du sacré, comme une sorte de substitut de religion, une religion plate et aplatie. Et cela est l’idée, la représentation, la signification imaginaire du savoir et de la technique.
Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que ceux qui exercent le pouvoir « savent ». Mais ils prétendent savoir et c’est au nom de ce prétendu savoir - savoir spécialisé, scientifique, technique - qu’ils justifient leur pouvoir aux yeux de la population. Et s’ils peuvent le faire, c’est que la population y croit, qu’elle a été dressée pour y croire.
Ainsi, en France, on est accablé d’un président de la République qui se prétend spécialiste de l’économie. Ce « spécialiste », lorsqu’il était encore ministre des Finances, tenait des discours à la Chambre où il alignait pendant trois heures des statistiques avec quatre chiffres décimaux. Cela veut dire qu’il aurait dû être recalé en première année d’une UER d’économie, car une statistique avec quatre chiffres décimaux en matière de prix et de production n’a strictement aucun sens : au mieux, dans ces domaines, on peut parler à dix pour cent près. Il n’empêche que le président Giscard, qui n’est pas économiste, a réussi à déterrer un dinosaure du prétendu savoir économique, nommé Raymond Barre (rires et applaudissements), qu’il a baptisé en public « le meilleur économiste de France ». Moyennant quoi le bordel de l’économie française est à présent beaucoup plus grand que ce qu’il était il y a trois ans et aussi que ce qu’il aurait été si un concierge quelconque avait été président du Conseil
(rires).
De cela, il y a une conclusion pratique à tirer. Il y a un terrain de lutte, notamment pour des gens comme vous, comme nous tous ici qui avons plus ou moins affaire avec les activités intellectuelles ou scientifiques. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que le pouvoir à l’époque actuelle n’est pas le savoir ; que non seulement il ne sait pas tout, mais même qu’il sait beaucoup moins de choses que n’en savent les gens en général, et qu’à cela il y a des raisons profondes et organiques. Et, en deuxième lieu, que ce « savoir » dont se réclame le pouvoir, même lorsqu’il existe, a un caractère bien particulier, partiel et biaisé à la base.
Mais il y a aussi une question que je ne veux pas taire - bien que ce ne soit pas une des questions sur lesquelles nous devrions nous étendre ce soir. C’est que - oubliant maintenant tout à fait MM. Giscard, Barre et consorts - il y a un véritable problème du savoir, et même de la technique, qui nous interpelle effectivement en tant que ce savoir et même cette technique dépassent l’institution présente de la société. Même si l’on admet - comme je le fais - que l’orientation, les fins, le mode de transmission et l’organisation interne du savoir scientifique sont ancrés dans le système social actuel, plus même, qu’ils lui sont, en un sens, consubstantiels ; même alors, il faut accepter qu’il y a la création de quelque chose qui dépasse certainement l’époque contemporaine. Cela est vrai aussi, d’ailleurs, pour les époques antérieures de l’histoire. Pour prendre un exemple facile, le théorème de Pythagore a été découvert et démontré il y a vingt-cinq siècles à Samos ou je ne sais où, peu importe. Il est clair qu’il a été découvert dans un contexte nullement « neutre », formé par un ensemble de schèmes imaginaires indissociablement et profondément liés à la conception grecque du monde, à l’institution imaginaire grecque du monde, comme toute la géométrie grecque. Cela n’empêche pas que, vingt-cinq siècles après, ce théorème de Pythagore, ou quelque chose qui a le même nom, non seulement continue à « être vrai » (on peut assortir cette expression de tous les guillemets et les points d’interrogation que l’on voudra), mais apparaît comme infiniment plus vrai que ne pouvait le penser Pythagore lui-même, puisque l’énoncé présent du théorème de Pythagore, tel que vous le trouverez dans un traité contemporain d’analyse, en constitue une immense généralisation. Cela s’appelle toujours théorème de Pythagore, mais cela s’énonce : dans tout espace préhilbertien, le carré de la norme de la somme de deux vecteurs orthogonaux est égal à la somme des carrés de leurs normes. Ou, pour prendre un autre exemple : il n’y a pas de société possible sans arithmétique - aussi archaïque, primitive, sauvage soit cette société. Mais où s’arrête donc l’arithmétique ? Cela aussi fait partie de la question du savoir. Il est trop facile d’évacuer cette question en disant, comme un récent micro-farceur parisien, que le totalitarisme c’est les savants au pouvoir : ce qui évidemment ne fait qu’accréditer et renforcer la mystification idéologique dominante. Comme si Staline, qui dirigeait les opérations de l’Armée russe pendant la deuxième guerre mondiale sur une mappemonde, comme l’a révélé Khrouchtchev, était un « savant au pouvoir » ! Mais il est aussi trop facile d’évacuer la question, comme cela se fait souvent dans notre milieu et par des gens qui nous sont proches, en voulant jeter par-dessus bord en bloc la science et la technique comme telles, parce qu’elles seraient de purs produits du système établi ; on aboutit ainsi à éliminer l’interrogation portant sur le monde, sur nous-mêmes, sur notre savoir.
J’en viens maintenant à l’autre dimension du processus de fabrication sociale de l’individu, celle qui concerne les « besoins ». Bien évidemment, il n’existe pas de « besoins naturels » de l’être humain, dans aucune définition du terme « naturel » - sauf peut-être dans une définition philosophique où la nature serait quelque chose de tout à fait différent de ce que vous pensez d’habitude sous ce terme : une « nature » selon Aristote, ou Spinoza, quelque chose comme une norme à la fois idéale et réelle. Outre que nous ne sommes pas là ce soir pour discuter ce type de questions philosophiques, cette acception du terme « nature » ne nous intéresse pas pour une raison précise : on ne voit pas comment on pourrait se mettre d’accord socialement pour définir des besoins qui correspondraient à cette « nature »-là.
Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont « satisfaits » tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins « économiques ». Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un « besoin ». Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais « besoin » absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe.
En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et tant bien que mal, ces « besoins » sont à peu près tout ce qui compte dans la vie. Et, en troisième lieu - et c’est un des points qui nous séparent radicalement d’une vue comme celle que Marx pouvait avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du temps, il les satisfait. Comme on dirait en anglais : He promises the goods, and he delivers the goods. La camelote, elle est là, les magasins en regorgent - et vous n’avez qu’à travailler pour pouvoir en acheter. Vous n’avez qu’à être sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà. Et l’expérience historique est là pour montrer qu’à quelques exceptions près, ça marche : ça marche, ça produit, ça travaille, ça achète, ça consomme et ça remarche.
A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.
Il faut bien réaliser ce que cela signifie. Lorsque nous parlons du problème de l’énergie, du nucléaire, etc., c’est en fait tout le fonctionnement politique et social qui est impliqué, et tout le mode de vie contemporain. Il en est ainsi à la fois « objectivement » et du point de vue des gens, et à cet égard nos critiques de l’abrutissement consommationniste comptent peu.
On peut facilement illustrer la situation, moyennant les futurs - et déjà présents et passés - discours électoraux du citoyen Marchais, expliquant : primo, si vous n’avez plus d’essence pour rouler, c’est la faute des trusts, des multinationales et du gouvernement qui fait leur jeu ; et, secundo, si le Parti communiste vient au pouvoir, il vous donnera de l’essence parce qu’il ne se soumettra plus aux multinationales mais aussi parce que notre grande alliée, amie du peuple français et grand producteur de pétrole, l’Union soviétique, nous en fournira (peu importe si les choses commencent à aller très mal là-bas également, à cet égard aussi). On voit là un scénario possible ; comme aussi il existe un scénario possible du côté apparemment opposé - je dis bien apparemment -, c’est-à-dire du côté d’une démagogie néofasciste, qui pourrait se développer à partir de la crise de l’énergie et de ses retombées de toutes sortes.
La crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société. C’est cette société-ci qui a besoin, chaque année, de 10 % de pétrole ou d’énergie de plus pour pouvoir continuer à tourner. Cela veut dire que la crise de l’énergie est, en un sens, crise de cette société. Ainsi, elle contient en germe - c’est là une question à laquelle c’est beaucoup plus à vous qu’à moi de répondre - la mise en cause par les gens de l’ensemble du système ; mais peut-être contient-elle aussi en germe la possibilité que les gens suivent au plan politique les courants les plus aberrants, les plus monstrueux. Car, telle qu’elle est, cette société ne pourrait probablement pas continuer si on ne lui assurait pas ce ronron de la consommation croissante. Elle pourrait se remettre en cause, en disant : ce que l’on est en train de faire est complètement fou, la façon selon laquelle on vit est absurde. Mais elle pourrait aussi s’agripper au mode de vie actuel, en se disant : tel parti a la solution, ou : il n’y a qu’à mettre à la porte les juifs, les Arabes, ou je ne sais pas qui, pour résoudre nos problèmes.
Telle est la question qui se pose, et que je vous pose, actuellement : où en est la crise du mode de vie capitaliste pour les gens ? Et que pourrait être une activité politique lucide qui accélère la prise de conscience de l’absurdité du système et aide les gens à dégager les critiques du système qui, certainement, se forment déjà à droite et à gauche ?
Je voudrais aborder maintenant, en liaison immédiate avec ce qui précède, le mouvement écologique. Il me semble que l’on peut observer, dans l’histoire de la société moderne, une sorte d’évolution du champ sur lequel ont porté les mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions. Il me semble aussi que cette évolution peut être quelque peu éclairée si on se réfère à ces deux dimensions de l’institution de la société que j’évoquais tout à l’heure : l’instillation aux individus d’un schème d’autorité et l’instillation aux individus d’un schème de besoins. Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ, l’ensemble de l’organisation de la société, mais d’une manière qui, rétrospectivement, ne peut manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le mouvement ouvrier attaquait surtout, c’était la dimension de l’autorité - c’est-à-dire la domination qui en est le versant « objectif ». Même sur ce point il laissait dans l’ombre - c’était quasiment fatal à l’époque - des aspects tout à fait décisifs du problème de l’autorité et de la domination, donc aussi des problèmes politiques de la reconstruction d’une société autonome. Certains de ces aspects ont été mis en question par la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes, les figures et les relations d’autorité tels qu’ils existent dans d’autres sphères de la vie sociale.
Ce que le mouvement écologique a mis en question, de son côté, c’est l’autre dimension : le schème et la structure des besoins, le mode de vie. Et cela constitue un dépassement capital de ce qui peut être vu comme le caractère unilatéral des mouvements antérieurs. Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique est toute la conception, toute la position des rapports entre l’humanité et le monde, et finalement la question centrale et éternelle : qu’est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?
A cette question, il existe déjà une réponse, et on la connaît : c’est la réponse capitaliste. Permettez-moi ici une parenthèse et un rapide retour en arrière. La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme.
Or ce qui apparaît, peut-être en tâtonnant et en balbutiant, à travers le mouvement écologique, c’est que certainement nous ne voulons pas être maîtres et possesseurs de la nature. D’abord, parce que nous avons compris que cela ne veut rien dire, que cela n’a pas de sens - si ce n’est d’asservir la société à un projet absurde et aux structures de domination qui l’incarnent. Et, ensuite, parce que nous voulons un autre rapport à la nature et au monde ; et cela veut dire aussi un autre mode de vie, et d’autres besoins.
Mais la question est : quel mode de vie, et quels besoins ? Que voulons-nous ? Et qui, comment, à partir de quoi, peut répondre à ces questions ? Répondre, j’entends, non pas dans le savoir absolu, mais en connaissance de cause, et dans la lucidité ?
A mes yeux, le mouvement écologique est apparu comme un des mouvements qui tendent vers l’autonomie de la société ; et chaque fois que j’ai eu à en parler, oralement ou par écrit, je l’ai inclus dans la série de ces mouvements dont je parlais tout à l’heure. Dans le mouvement écologique il s’agit, en premier lieu, de l’autonomie par rapport à un système technico-productif, prétendument inévitable ou prétendument optimal : le système technico-productif qui est là dans la société actuelle. Mais il est absolument certain que le mouvement écologique, par les questions qu’il soulève, dépasse de loin cette question du système technico-productif, qu’il engage potentiellement tout le problème politique et tout le problème social. Je vais m’expliquer et terminer là-dessus.
Que le mouvement écologique engage tout le problème politique et tout le problème social, on peut le voir immédiatement à partir d’une question apparemment limitée. J’espère que vous m’excuserez si je vous dis des choses que vous avez dû entendre déjà des dizaines de fois, et si je les dis de façon abrupte. La lutte antinucléaire : oui, très bien, bravo. Mais est-ce que cela veut dire en même temps : lutte antiélectricité ? Si oui, alors il faut le dire, tout de suite, fortement et clairement. Et il faut dire aussi : nous sommes contre l’électricité, et nous connaissons toutes les implications de ce que nous disons : pas de sonorisation dans une salle comme celle-ci - mais c’est déjà fait (rires) ; pas de téléphone ; pas de blocs opératoires en chirurgie (après tout, Illich affirme que la médecine ne fait qu’augmenter le taux de mortalité) ; pas de radios, libres ou pas ; pas de magnétophones ; pas de disques de Keith Jarret, comme j’en entendais tout à l’heure dans votre club, etc. Il faut réaliser qu’il n’y a pratiquement aucun objet de la vie moderne qui d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, n’implique l’électricité. Ce rejet total est peut-être acceptable - mais il faut le savoir, et il faut le dire.
Ou alors, la seule chose qui serait logique, c’est de proposer d’autres sources d’énergie, d’affirmer et de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se priver d’électricité si l’on exclut les centrales nucléaires, à condition de réformer l’ensemble du système de production d’énergie de telle sorte que seules entrent en jeu des énergies renouvelables. Comme je suis certain que vous connaissez beaucoup plus de choses que moi sur les énergies renouvelables, ce n’est pas la peine que je m’étende sur cette question considérée en elle-même. Mais la question des énergies renouvelables dépasse de loin la question des énergies renouvelables. D’abord, elle implique la totalité de la production ; et puis (ou plutôt en même temps) elle implique la totalité de l’organisation sociale. La seule tentative que je connaisse personnellement de prendre en compte sérieusement l’ensemble de la question, c’est le projet Alter sur lequel travaille en France le mathématicien Philippe Courrège avec un minuscule groupe de collaborateurs bénévoles. Je dis sérieusement, parce que Courrège a tout de suite vu qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer la production d’énergies renouvelables, que cela impliquait la totalité de la production et, par conséquent, il s’est attaqué à la construction d’un petit « système » complet (ou plutôt, d’une grande gamme de tels systèmes, dépendant chacun des objectifs finals qu’on se propose), d’une matrice bouclée qui couvre la totalité des « entrées » et des « sorties » d’une petite région à peu près autarcique. Mais je dis sérieusement aussi, parce que Courrège a également vu, et il le dit, que ce qui sur le plan « technique » et « économique » est une solution sinon simple au moins faisable, soulève des problèmes politiques et sociaux (il dit : sociétaux) immenses : la définition des objectifs finals de la production, l’acceptation par la communauté d’un état stationnaire, la gestion de l’ensemble, etc. Ici, je peux dire que je me sens en terrain familier : non pas que je possède, évidemment, la solution, mais parce que ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis et je travaille depuis trente ans et qui deviennent à la fois plus précises et plus claires lorsque l’on donne un soubassement concret à l’idée d’unités sociales autogouvernées et vivant pour une bonne partie sur des ressources locales renouvelables. Mais il reste ce que montre, « négativement » si je peux dire, le projet Alter : si on veut toucher au problème de l’énergie, il faut toucher à tout. Or tout cela n’est ni de la théorie, ni de la littérature. On sait que dès maintenant les gouvernements disent que sans centrales nucléaires il n’y aura plus d’électricité dans quelques années ; et, certainement, si rien d’autre ne se passe et comme, depuis 1973, ces gouvernements n’ont fait que bavarder sur le problème de l’énergie sans rien faire de réel, il finira bien par arriver quelque chose comme la rupture de charge du réseau en France l’année dernière.
Maintenant, d’un autre côté, les projets concernant les énergies renouvelables sont en partie récupérables à des fins que l’on ne pourrait même pas appeler réformistes : à des fins de pur et simple colmatage du système existant. Et, au-delà de cette question de récupération, cela conduit à une autre interrogation : est-ce qu’un « réformisme » antinucléaire, énergétique, écologique a un sens et peut être lucidement appuyé ? J’entends ici par « réformisme » le soutien accordé à des mesures partielles que nous considérons comme valables et ayant un sens (c’est-à-dire qui ne sont pas annulées du fait qu’elles s’insèrent dans un système global qui, lui, n’est pas changé). Par exemple, les lois contre la pollution des cours d’eau - lois qui laissent en place tout le reste : les multinationales, l’Etat, le parti communiste, le roi, etc. Une certaine position traditionnelle répondait à cette question par la négative. On disait : on se bat pour la Révolution, et un des sous-produits de la Révolution sera la non-pollution des rivières (comme aussi l’émancipation des femmes, la réforme de l’éducation, etc.). Nous savons que cette réponse est absurde et mystificatrice, et heureusement les femmes ou les étudiants ont cessé d’attendre la Révolution pour exiger et obtenir des changements effectifs dans leur condition. Je pense que la même chose vaut pour la lutte écologique : il y a, par exemple et entre mille autres, une grave question de la pollution des cours d’eau, et la lutte contre cet état de choses a pleinement un sens, à condition que l’on sache ce que l’on fait, que l’on soit lucide. Cela veut dire que l’on sait qu’actuellement on lutte pour tel objectif partiel, parce qu’il a une certaine valeur, et que l’on sait aussi que ce dont on demande l’introduction ou l’application, aussi longtemps que le système actuel existera, aura nécessairement une signification ambiguë et même pourra être détourné de sa finalité initiale. Vous savez que la Sécurité sociale a été, dans beaucoup de pays, une conquête arrachée de haute lutte par la classe ouvrière. Mais vous savez aussi qu’il y a des marxistes qui expliquent - et après tout, ce n’est pas totalement faux d’un certain point de vue - que la Sécurité sociale fait fonctionner le système capitaliste parce qu’elle sert à l’entretien de la force de travail. Et alors ? Est-ce qu’à partir de cet argument, on demanderait la suppression de la Sécurité sociale ?
Je terminerai en abordant le problème qui me paraît le plus profond, le plus critique, critique au sens initial du mot crise : moment et processus de décision. Parler d’une société autonome, de l’autonomie de la société non seulement à l’égard de telle couche dominante particulière mais à l’égard de sa propre institution, des besoins, des techniques, etc., présuppose à la fois la capacité et la volonté des humains de s’auto-gouverner, au sens le plus fort de ce terme. Pendant très longtemps, en fait dès le début de la période où je faisais, avec mes camarades, Socialisme ou Barbarie, c’était essentiellement dans ces termes que se formulait pour moi la question de la possibilité d’une transformation radicale, révolutionnaire, de la société : est-ce que les humains ont la capacité et surtout la volonté de s’auto-gouverner (je dis surtout la volonté, car à mes yeux la « capacité » ne fait pas vraiment problème) ? Est-ce qu’ils veulent vraiment être maîtres d’eux-mêmes ? Car, après tout, s’ils le voulaient, rien ne pourrait les en empêcher : cela, on le sait depuis Rosa Luxemburg, depuis La Boëtie, même depuis les Grecs. Mais, petit à petit, un autre aspect de cette question - de la question de la possibilité d’une transformation radicale de la société - a commencé à m’apparaître, et à me préoccuper de plus en plus. C’est qu’une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. Car vous serez d’accord avec moi pour dire qu’un socialisme des embouteillages est une absurdité dans les termes, et que la solution socialiste de ce problème ne serait pas d’éliminer les embouteillages en quadruplant la largeur des Champs-Elysées. Qu’est-ce donc que ces villes ? Qu’est-ce que les gens qui les remplissent ont vraiment envie de faire ? Comment diable se fait-il qu’ils « préfèrent » avoir leurs voitures et passer des heures chaque jour dans les embouteillages, plutôt qu’autre chose ?
Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? Nous qui rejetons, du moins en paroles, le mode de vie capitaliste et ce qu’il implique - et il implique tout, absolument tout ce qui existe aujourd’hui - est-ce que nous voyons autour de nous naître un autre mode de vie qui préannonce, qui préfigure quelque chose de nouveau, quelque chose qui donnerait un contenu substantif à l’idée d’autogestion, d’autogouvernement, d’autonomie, d’auto-institution ? Autrement dit : l’idée d’autogouvernement peut-elle prendre sa pleine force, atteindre son plein appel, si elle n’est pas aussi portée par d’autres souhaits, par d’autres « besoins » qui ne peuvent pas être satisfaits dans le système social contemporain ?
Nous autres, probablement, nous qui sommes ici, pouvons sans doute penser à de tels besoins, nous les éprouvons, et peut-être pour nous ils comptent beaucoup. Par exemple, que sais-je, pouvoir aller quand on veut flâner deux jours dans les bois. Mais la question n’est évidemment pas là ; il ne s’agit pas de nos souhaits et besoins à nous, mais de ceux de la grande masse des gens. Et l’on se demande : est-ce que quelque chose de ce genre, le rejet des besoins nourris actuellement par le système et l’apparition d’autres visées, commence à poindre, à apparaître comme important pour les gens qui vivent aujourd’hui ?
Et finalement : est-ce qu’ici, sur ce point, sur cette ligne, nous ne rencontrons pas effectivement la limite de la pensée et de l’action politiques ? Car bien entendu, comme toute pensée et toute action, celle-ci aussi doit avoir une limite - et doit s’efforcer de la reconnaître. Est-ce que cette limite n’est pas, sur ce point, celle-ci : que ni nous, ni personne ne peut décider d’un mode de vie pour les autres ? Nous disons, nous pouvons dire, nous avons le droit de dire que nous sommes contre le mode de vie contemporain - ce qui, encore une fois, implique à peu près tout ce qui existe, et non seulement la construction de telle centrale nucléaire, qui n’en est qu’une implication du énième ordre. Mais dire que nous sommes contre tel mode de vie, cela introduit par la bande un problème formidable : ce que l’on peut appeler le problème du droit au sens le plus général, non pas simplement du droit formel, mais du droit comme contenu. Que se passe-t-il, si les autres continuent de vouloir de cet autre mode de vie ? Je prendrai volontairement un exemple extrême et absurde, parce qu’il est proche du point de départ de notre réunion. Supposez qu’il y ait des gens qui non seulement veulent de l’électricité, mais veulent spécifiquement de l’électricité d’origine nucléaire. Vous leur offrez toute l’électricité du monde, ils n’en veulent pas : ils veulent qu’elle soit nucléaire. Tous les goûts sont dans la nature. Qu’est-ce que vous direz dans un tel cas, qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons, je suppose : il y a une décision majoritaire (du moins nous espérons qu’elle le serait) qui interdit aux gens de satisfaire leur goût de se fournir en électricité spécifiquement nucléaire. Exemple, encore une fois, absurde - et facile à régler. Mais vous pouvez aisément imaginer des milliers d’autres, qui ne sont ni absurdes ni faciles à régler. Car ce qui est posé dans le mode de vie est finalement cette question : jusqu’où peut aller le « droit » (la possibilité effective, légalement et collectivement assurée) de chaque individu, de chaque groupe, de chaque commune, de chaque nation d’agir comme il l’entend à partir du moment où nous savons - nous le savions depuis toujours, mais l’écologie nous le rappelle avec force - que nous sommes tous embarqués sur le même rafiot planétaire, et que ce que chacun fait peut se répercuter sur tous ? La question de l’autogouvernement, de l’autonomie de la société est aussi la question de l’autolimitation de la société. Autolimitation qui a deux versants : la limitation par la société de ce qu’elle considère comme les souhaits, tendances, actes, etc., inacceptables de telle ou telle partie de ses membres ; mais aussi, autolimitation de la société elle-même dans la réglementation, la régulation, la législation qu’elle exerce sur ses membres. Le problème positif et substantif du droit c’est de pouvoir concevoir une société qui à la fois est fondée sur des règles universelles substantives (l’interdiction du meurtre n’est pas une règle « formelle » et en même temps est compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle et donc aussi de modes de vie et de systèmes de besoins (je ne parle pas du folklore pour touristes). Et cette synthèse, cette conciliation nous ne pouvons pas la sortir de notre tête. Et si nous la sortions, cela ne servirait à rien. Elle sortira de la société elle-même, ou elle ne sortira pas.
Reconnaître cette limite à la pensée et à l’action politiques, c’est s’interdire de refaire le travail des philosophes politiques du passé, se substituant à la société et décidant, comme Platon et même Aristote, que telle gamme musicale est bonne pour l’éducation des jeunes, tandis que telle autre est mauvaise et doit donc être interdite dans la cité. Cela n’implique nullement que nous renoncions à notre propre pensée, à notre propre action, à notre point de vue, ni que nous acceptions aveuglément et religieusement tout ce que la société et l’histoire peuvent produire. C’est finalement encore un point de vue abstrait de philosophe qui amène Marx à décider (car c’est lui qui le décide) que ce que l’histoire décidera ou a déjà décidé est bon. (L’histoire a presque décidé pour le Goulag.) Nous maintenons notre responsabilité, notre jugement, notre pensée et notre action, mais nous en reconnaissons aussi la limite. Et reconnaître cette limite, c’est donner son plein contenu à ce que nous disons sur le fond, à savoir qu’une politique révolutionnaire aujourd’hui est en premier lieu et avant tout la reconnaissance de l’autonomie des gens, c’est-à-dire la reconnaissance de la société elle-même comme source ultime de création institutionnelle.
(applaudissements).
Collectif Lieux Communs

Commentaires

Débat entre Cornélius CASTORIADIS et Dany COHN-BENDIT à Louvain-la-neuve le 27 février 1980
vendredi 6 juin 2008 à 11h31 - par  Benoit Lechat
Bonjour, en googlant j’ai découvert votre retranscription de l’intervention de Castor à laquelle j’ai personnellement assisté en février 1980. J’avais également effectué un enregistrement que j’ai mis en ligne sur le site du centre pour lequel je travaille www.etopia.be . Mercredi, nous avons organisé un débat avec Dany Cohn-Bendit à Bruxelles (400 personnes) et nous avons repassé un extrait de la conférence de Castor. l’intérêt est vif surtout auprès des plus jeunes qui ne connaissent pas Castoriadis. Nous souhaiterions donc pouvoir diffuser votre retranscription sur notre site. Il va de soi que nous citerions la référence. Encore une question : d’où tenez-vous l’enregistrement ? Un tout grand merci d’avance Bien cordialement, Benoît Lechat

dimanche 13 avril 2014

Débat : machines aliénantes ou libératrices ?



La rage contre la machine
« La pente naturelle de la machine consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique » (Orwell)
Osez critiquer publiquement la technologie et vous vous retrouverez qualifié d’obscurantiste, de nostalgique de la bougie et de l’âge des cavernes, d’antihumaniste, voire de pétainiste nostalgique du « retour à la terre ». Le philosophe Günter Anders prédisait « une mort intellectuelle, sociale ou médiatique » à ceux qui encourent ce risque. Or force est de constater que la technocratie qui règne sur le monde, dédiée intégralement à l’efficacité, a effectivement à voir avec un processus de domination totalitaire auquel l’homme est sans cesse condamné à s’adapter. Dans un ouvrage synthétique, intitulé : « Technocritiques, du refus des machines à la contestation des technosciences » (éditions La Découverte, 2014), l’historien François Jarrige retrace le fil politique des oppositions sociales et intellectuelles aux changements techniques.
On y croise luddites et paysans réfractaires, mais aussi un Rousseau qui refuse de croire en la libération du travail par la technique et propose de « proscrire avec soin toute machine qui peut abréger le travail  » ; un Charles Fourier, annonciateur du dérèglement climatique ; un Gandhi lecteur de William Morris, John Ruskin et Tolstoï ; et aussi Jacques Ellul, les penseurs de la décroissance ou encore les militants de Pièces et main-d’œuvre (PMO).
Discussion avec l’auteur autour de ces résistances qui refusent d’abdiquer face à la captation du futur par la technique.
- Qu’est-ce qui t’a porté vers cet objet de recherche ?
François Jarrige : La question des oppositions et des résistances aux changements techniques m’intéresse depuis longtemps. Ma thèse de doctorat portait sur les ouvriers briseurs de machines au début du XIXe siècle. Comme tout objet de recherche, le sujet du livre est au carrefour de plusieurs influences scientifiques, universitaires ou plus personnelles. J’appartiens à une génération née en même temps que le nouveau milieu technique qui émerge à partir des années 1970 – modelé par l’informatique et les biotechnologies – or la rapidité du processus et la prolifération des discours enthousiastes ne cessent de m’intriguer.
D’un point de vue historiographique, je me place sous la tutelle de l’historien Edward P. Thompson, c’est-à-dire celle d’une histoire sociale « par en bas », qui se veut compréhensive à l’égard des acteurs, qui essaye d’aller au-delà de ce que Thompson appelait la « condescendance de la postérité » – ce mépris que nous, qui pensons être au sommet de l’évolution, portons sur les acteurs du passé. C’est aussi en m’intéressant aux travaux des socio-anthropologues des techniques, comme Alain Gras, que j’ai commencé à réfléchir à la façon dont les sociétés passées pensaient leur rapport aux techniques. Les historiens, de manière générale, se désintéressent de ce domaine, parce qu’il pèse dessus la méfiance associée au « déterminisme technique », qui voudrait ramener toute explication de la société à la technique qui dominerait tout. Or, je pense qu’on ne peut pas la mettre de côté, car elle façonne, sans le déterminer entièrement, le champ des possibles de nos actions, de notre rapport au monde.
- Votre mise en perspective du rapport à la technique nous fait saisir l’ancienneté du débat philosophique : l’homme se sert-il de la machine ou sert-il la machine ?

Je crois qu’il y a un problème dans le discours philosophique sur la technique, c’est qu’il en fait une abstraction, détachée des rapports sociaux, beaucoup de penseurs ont élaboré une ontologie de la technique en lien avec une réflexion sur la nature de l’homme. Dans mon livre, j’ai plutôt essayé de relier les discours et actions critiques à leur époque. Le rôle qu’on accorde à la technique, comme le langage pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui technique, ne sont pas des invariants historiques. Ainsi le terme « technique » comme catégorie abstraite, tel qu’on l’entend aujourd’hui, n’émerge qu’au XVIIIe siècle. Étymologiquement, la technique désigne l’art et « l’habileté à faire quelque chose », mais ce n’est qu’au XIXe siècle qu’apparaissent réellement les significations actuelles associant la technique à l’activité productive et à la manipulation de l’environnement. Les termes « machine » et « machinisme » envahissent le discours au XIXe siècle. Après 1945, la notion de machine ne suffit plus pour désigner la prolifération des objets et des produits industriels, donc on a forgé le néologisme « technoscience », c’est-à-dire un nouveau stade de la technique, qui ferait alliance avec les dispositifs de la science, des laboratoires et de l’industrie. Donc, je ne me situe pas dans une dialectique générale d’opposition pure entre l’homme et la machine. Même chez Ellul, ce qui est contesté en premier lieu, c’est la technique moderne, fabriquée par le grand capitalisme et sa sacralisation. J’essaie de décrire comment des acteurs sociaux, paysans ou ouvriers, et des intellectuels ont protesté contre des trajectoires techniques, parce qu’ils y voyaient d’abord des formes d’exploitation, d’inégalités, de remises en cause de leur mode de vie, de dangers pour l’environnement.
- D’ailleurs vous  nuancez l’idée reçue sur le mouvement luddite considéré comme une révolte contre la mécanisation. Vous  écrivez : « Les travailleurs des débuts de l’ère industrielle ne se sont pas opposés au machinisme naissant au nom d’une supposée misotechnie ou d’un refus obscurantiste du progrès, ils se sont opposés à des “trajectoires technologiques” qui menaçaient d’accentuer la discipline et d’éroder le contrôle qu’ils détenaient sur leur savoir-faire et sur l’organisation du travail. »
Le cas des luddites, ce mouvement de briseurs de machines anglais des années 1811-1812, a frappé les contemporains qui voyaient dans la « révolution industrielle » une promesse considérable en termes de libération de la productivité. En réalité, c’est un phénomène complexe qui s’inscrit dans un contexte social de crise frumentaire, de hausse du chômage, de lois répressives, etc. Alors que les industriels cherchaient à discipliner la main-d’œuvre, la machine devient un symbole de cette lutte. De même, le monde agricole du XIXe siècle a été structurellement récalcitrant à toute une série d’innovations, y compris pour des outils aussi simples que la faux, qui mit du temps à remplacer la faucille. Cette opposition des paysans a été interprétée comme une réaction de « routine instinctive », de conservatisme atavique de paysans arriérés. Or, si on s’intéresse au contexte social, à l’organisation du travail et à la sociabilité des campagnes, on s’aperçoit qu’ils avaient d’excellentes raisons de protester. Mais ces raisons n’étaient pas prises en compte par ceux qui avaient le monopole de la parole dans l’espace public, qu’ils soient experts ou observateurs sociaux. Aujourd’hui encore, dans les théories du management, on mobilise le terme de « routine » pour désigner le conservatisme à l’égard de toute « modernisation » ou modification des pratiques de travail. Avec ce type de vocabulaire, on n’explique rien sauf à vouloir délégitimer la défense de modes de vie éminemment respectables au demeurant.
- D’ailleurs, vous constatez qu’au XIXe siècle, au moment où les griefs s’accumulent contre les ravages de l’industrialisation, les dégâts de la chimie, les accidents mécaniques, la dégradation de l’environnement, « les nouvelles logiques industrielles tendent à acclimater les dangers en les rendant acceptables au nom du progrès de la nation ».

Le thème du risque, qu’on pense être une notion récente, est présent dès le début du XIXe siècle, comme l’ont montré notamment les historiens Jean-Baptiste Fressoz ou Thomas Le Roux. Contrairement à la vision dominante, et rassurante, selon laquelle notre monde serait enfin devenu conscient de ses dérives et de ses fragilités, notamment à l’égard des ravages des choix techniques passés, l’histoire montre plutôt une technicisation croissante en dépit des multiples critiques et mises en garde, toujours repoussées comme catastrophistes ou trop pessimistes. Il a existé de multiples façons d’acclimater les technologies dangereuses et contestées depuis deux siècles en dépit de la conscience de leur risque. En France, le décret de 1810 crée par exemple le cadre législatif autorisant l’installation administrative d’entreprises polluantes. Vers 1840, face aux critiques qui mettaient en cause les procédés de fabrication dangereux et insalubres pour la santé des ouvriers, les hygiénistes expliquaient que c’était d’abord le mode de vie des classes populaires, l’alcoolisme, etc. qui étaient les vraies causes des maladies. Ainsi, il fallait moraliser le peuple plutôt que transformer l’appareil de production. Ce que la sociologue Sezin Topçu, qui a étudié les contestations du nucléaire, appelle le « gouvernement de la critique » n’a cessé d’accompagner les trajectoires techniques dangereuses depuis deux siècles. Les critiques et les opposants n’ont cessé d’être repoussés au moyen de multiples instruments policiers, juridiques ou discursifs ; d’être peints comme de dangereux technophobes nostalgiques et frileux, là où les promoteurs des dernières technologies sont décrits immanquablement comme des héros apportant le « progrès ».
- Lors des émeutes de Roubaix en mars 1867, 20 000 tisserands se soulèvent contre l’arrivée de métiers perfectionnés – qui réduisaient la main-d’œuvre, augmentaient les cadences, diminuaient les salaires et introduisaient un règlement disciplinaire et un système d’amendes –, les membres de l’Internationale les exhortent à respecter les machines : «  Ouvriers de Roubaix, quels que soient vos justes griefs, rien ne peut justifier les actes de destruction dont vous vous êtes rendus coupables. Songez que la machine, instrument de travail, doit vous être sacrée ; songez que de pareilles violences compromettent votre cause et celle de tous les travailleurs. » D’une manière générale, peut-on dire que le mouvement ouvrier organisé a plutôt accompagné le progrès industriel et technologique ?
Il faut distinguer les acteurs ordinaires, les ouvriers d’en bas, et les discours émanant de leurs porte-parole et des organisations socialistes et syndicales. La critique des machines qui était très large au début du XIXe siècle a peu à peu été marginalisée comme un type de critique sociale illégitime. Une des nombreuses raisons est la quête de respectabilité du mouvement ouvrier naissant. Lorsque les membres de l’AIT [1] disent aux ouvriers « Ne cassez pas les machines ! », c’est en fait un message adressé à la bourgeoisie pour dire « nous sommes responsables et nous sommes vos interlocuteurs ». Pour autant la critique de la technologie est omniprésente dans le mouvement ouvrier et dans les conflits à la base. Mais ce qui est d’abord condamné, ce sont les usages capitalistes de la machine. L’idée qui va s’imposer chez les socialistes et ailleurs, c’est que la technique est neutre et que seules comptent les conditions sociales de son utilisation. L’un des grands arguments du syndicalisme, c’est de vouloir mettre la machine et les progrès techniques, non plus au service du profit et du patronat, mais au service de l’émancipation et de la collectivité. À cet égard, le mouvement syndical a co-construit le monde industriel, et on peut dire qu’il est parvenu au XXe siècle à modeler certaines conditions d’utilisation des techniques en permettant d’en atténuer les dangers dans un certain nombre de cas : mises en place de normes, de règles de travail, de protection. Mais le contrecoup de cela, c’est la dépolitisation de l’objet technique, ramenée à une sorte d’angle mort de la réflexion.
- Cela explique en partie la difficulté de catégorisation politique des « technocritiques » ?

En gros, la question qui revient constamment est : « La technocritique est-elle réactionnaire ou progressiste ? » Dans l’état du discours public et l’imaginaire social actuel, poser la question c’est déjà considérer la critique des techniques comme réactionnaire – reste à savoir ce que recouvre la notion très problématique de « la réaction », qui est héritée de la lutte entre l’Ancien Régime et la Révolution. Or, les discours technocritiques ont souvent été portés par des discours émancipateurs et égalitaires. Il existe aussi des penseurs traditionnalistes, catholiques, comme Louis Veuillot, qui avaient horreur des machines, symboles de la modernité, de la même manière qu’ils avaient en horreur la démocratie ou le prolétariat dans lesquels ils voyaient la remise en cause de l’ordre ancien. Toutefois, le réel intérêt de penser la technocritique, c’est de décaler le regard par rapport aux catégories politiques classiques. On constate d’ailleurs aujourd’hui à quel point la dialectique gauche-droite est simpliste, quand on voit la similitude entre les politiques de gauche et de droite. À cet égard, l’avènement de l’écologie politique a joué un rôle important comme reconfiguration du champ politique en intégrant à la réflexion sociale une préoccupation environnementale – qui est également très largement une question sociale. Par ailleurs, la montée de l’écologie politique a contribué à repenser et à repolitiser la technique, avec les débats dans les années 1970, portés par Ivan Illich ou Lewis Mumford [2], sur les technologies « alternatives » ou « douces », découplées des conditions capitalistes de production.
- Pour revenir à l’apogée de l’idéologie de la technoscience, le slogan de l’Exposition universelle de Chicago en 1933 : «  La science trouve, l’industrie applique, l’homme s’adapte », ne dit-il pas tout de l’aspect totalitaire de cette idéologie ?
Magnifique (rires). Les années 1930 sont en effet un moment de cadrage modernisateur où la technologie devient un ciment identitaire aux États-Unis, plus qu’en Europe, avec la généralisation de l’automobile, la radio, les gratte-ciel, etc. Le mot « machine » est omniprésent – Le Corbusier parle des « machines à habiter » pour qualifier son projet architectural, on pense au film de Chaplin Les Temps modernes, etc. –, c’est aussi un moment de remise en cause radicale du monde industriel et technologique. On trouve donc cette remise en cause chez des penseurs comme Simone Weil ou George Orwell qui affirmait à cette époque que «  la pente naturelle de la machine consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique ». La grande crise de 1929 va contribuer à cette défiance vis-à-vis de la promesse d’abondance sur laquelle repose la technologie. Les deux guerres mondiales vont être interprétées aussi comme de formidables moments de démesure technologique : la première guerre mondiale impulse les avions, l’artillerie lourde, la chimie, l’industrie des transports, etc. En réaction les discours des entrepreneurs de technologies affirment que s’il y a crise c’est que la société ne s’adapte pas assez vite. D’une certaine manière la psychologie et les sciences sociales vont être mises au service de cette adaptation. On affirme que la technique est neutre et inéluctable, qu’il ne s’agit pas d’adapter la technique aux hommes mais d’adapter les hommes à la technique.
- Vous  parliez d’Orwell, on pourrait aussi voir dans les récits dystopiques des prophéties apocalyptiques qui contribuent à démoraliser les derniers espoirs d’émancipation.

Le discours apocalyptique de la perte de contrôle sur la technologie est un thème structurant de la technocritique ; il apparaît dès le milieu du XIXe siècle. Je vois dans cette tradition littéraire pessimiste une sorte de sidération face au devenir du monde, même si les auteurs sont très divers, ils agissent comme des lanceurs d’alerte. Leur fonction est justement d’être le miroir inversé des discours technoprophétiques qui, eux, apparaissent normaux et légitimes. Depuis le milieu du XIXe siècle, on investit la technique – le train, le télégraphe, l’automobile, le nucléaire, les OGM, le numérique – des mêmes possibilités formidables : la paix dans le monde, la disparition de la faim, l’entente universelle, etc. Et aujourd’hui, cette propagande est omniprésente dans la pub, dans les médias, dans le discours marketing comme dans le discours politique. La technologie reste fascinante pour les hommes politiques car elle leur permet d’éviter de penser ! Il suffit de s’en remettre aux promesses de la technologie : on va équiper toutes les écoles en tablettes et il n’y aura plus besoin de penser la crise de l’école.
- À l’ère de la consommation de masse, la technologie s’est introduite de façon tentaculaire et à un rythme inédit dans tous les espaces de la vie sociale. Günter Anders disait que la « grève privée » ne changera rien à la colonisation par des faux besoins technologiques, dont on se passait merveilleusement il y a vingt ans…
C’est une manière de poser une question centrale aujourd’hui : où se situent les formes de résistance collective ? D’une certaine manière, le syndicalisme a été une force historique – certes imparfaite et inaboutie – de négociation et de façonnement des trajectoires techniques. Aujourd’hui il y a tout un courant sur la déconnexion volontaire face à la saturation du numérique. Dans la perspective d’Anders, ce genre d’action individuelle, c’est du pipeau. C’est au contraire une manière de dire : regardez, vous avez le choix de vous connecter ou pas. Toujours le thème de la neutralité ou du mésusage des techniques. De même à la croyance des hackers en leur capacité à subvertir la technique, on opposera facilement l’argument qu’il faut être soi-même un formidable technicien. Or, même si l’on vit dans un monde hypertechnologique, c’est aussi un monde où la plupart des gens ne maîtrisent pas la technique. Évidemment, on n’a pas le choix ! Car la technologie façonne le monde et ses trajectoires sont modelées plus que jamais par des intérêts économiques et politiques gigantesques et hyper-concentrés. On est dans un processus d’adaptation massive à un rythme accéléré. Aujourd’hui, dans un cadre mondialisé, il n’y a plus d’espace politique d’intervention possible, d’autant que tous les pouvoirs – l’État ou les institutions internationales – s’en remettent à la technologie comme solution à tous nos problèmes. A contrario, un des arguments majeurs de la technocritique actuelle, à l’ère de l’anthropocène, c’est justement la mise en avant des limites environnementales aux trajectoires technologiques en cours, comme le numérique, qui demandent une mobilisation de matières premières et d’énergies considérables.
- Paradoxalement, le discours actuel prétend que la société technicienne est une société extrêmement fragile et vulnérable, sentiment renforcé par la notion de risque et le principe de précaution.
Depuis une trentaine d’années, les mobilisations qui mettent la technoscience au cœur de leur lutte tendent à s’accroître : opposition à de grands projets industriels, lutte anti-OGM, refus des technologies sécuritaires, etc. Ce ne sont pas des mouvements « technophobes » stricto sensu et ils peuvent rassembler des éléments très hétéroclites : des militants politiques, des riverains contre les nuisances (pollution, risques) ou des mouvements plus professionnels (éleveurs contre le puçage de leurs brebis). Ces luttes s’accompagnent d’une remise en cause de la figure de l’expert et du technicien, d’où l’inquiétude des autorités scientifiques, industrielles et politiques. C’est fascinant de constater à quel point ces pouvoirs gigantesques s’inquiètent de l’influence de groupes technocritiques marginaux. Certains ont été jusqu’à se fendre récemment d’une tribune pour se plaindre de l’opposition grandissante de la société française aux technologies [3]. Alors que dans les faits la critique de la technoscience se heurte immédiatement à la disqualification et à la répression avec tout le discours sur l’écoterrorisme. On construit un spectre : le technophobe qui menacerait la civilisation. Parallèlement, les États essaient de multiplier les dispositifs d’acceptabilité des produits technologiques. Cela confirme à mon sens la démonstration que la technique est intégralement un phénomène politique.
Notes
[1] Association internationale des travailleurs.
[2] Au sujet de Lewis Mumford, lire l’article de François Jarrige dans Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques, L’échappée, 2013.
[3] Cf. « La France a besoin de scientifiques techniciens » par Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard, Libération, 14 octobre 2013.

samedi 12 avril 2014

Les menteurs de l'histoire...

Les négationnistes, ces «incendiaires de la mémoire»

Les déclarations du négationniste Robert Faurisson dans «L'Express».


Le terme «négationnisme» faisait au départ référence à la négation de la Shoah. Par extension, il a été utilisé pour la négation du génocide des Arméniens et celui des Tutsi. Avec ce constat: dès son commencement, le génocide porte les germes du négationnisme. Explication du phénomène avec une spécialiste de la Shoah et de son négationnisme.
Un peu plus d’un million d’Arméniens liquidés en 1915 et 1916, entre 5 et 6 millions de juifs exterminés durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 800'000 Tutsi massacrés au Rwanda il y a vingt ans: au cours du XXe siècle, trois génocides ont été officiellement reconnus. Mais il est encore des hommes qui nient les faits.
RTS revient sur les «incendiaires de la mémoire», ces négationnistes qui composent la face cachée des génocides. Docteure en histoire, Stéphanie Courouble Share est une spécialiste de la question, tout particulièrement de la négation de la Shoah. Jointe en Israël, où elle vit, la Franco-Israélienne apporte son éclairage.
- Le métier d’historien implique une remise en question constante. Jusqu’à quel point un chercheur peut-il avancer dans la connaissance sans pour autant tomber dans le négationnisme?
Stéphanie Share: L’Histoire est une discipline complexe. L’historien travaille sur des documents en constante évolution. Il est ainsi perpétuellement dans la critique et la révision des événements. Observant un contexte, il écrit l’histoire avec une mosaïque de documents. C’est pour cette raison que l’historien tend vers la vérité, mais ne prétend jamais l’atteindre. Les négationnistes jouent avec cette complexité, ils nient l’authenticité des documents historiques en notre possession, donnent une fausse interprétation d’autres documents et construisent une histoire fictive.
Ils utilisent aussi la fragilité des témoignages; ou celle des images, en jouant sur le trucage. Enfin, il y a les notions de rumeurs et de mythes. L’historien doit toujours les gérer. Mais les négationnistes les utilisent à leur escient. Par exemple, la rumeur du savon fabriqué avec de la graisse humaine durant la Seconde Guerre mondiale est restée longtemps dans l’espace public. Les négationnistes affirment que si la rumeur du savon existe, celle des chambres à gaz aussi.
- Le fait qu’une thèse négationniste surgisse ne reflète-t-il pas la faillite de l’historien?
L’historien a toujours dû composer avec les lacunes de l’Histoire. Et ces lacunes ont été utilisées par les négationnistes. De plus, l’historien est tributaire de l’ouverture des archives et de la gestion de cette mémoire par le politique. Pour le génocide des juifs, son histoire n’était pas encore écrite - et elle est toujours en évolution - que les négationnistes étaient déjà à la nier.
Dans les années 1950-60, les historiens, comme les dirigeants de la communauté juive, pensaient qu’il ne fallait pas réagir à leurs propos. Mais plus les négationnistes s’imposaient dans l’espace public, plus ils niaient des documents, plus les historiens pensaient qu’il fallait répondre. Nous sommes donc entrés de plus en plus dans les détails pour les contrer. C’est ainsi, il faut le dire, que les négationnistes ont donné une impulsion à l’étude du génocide.
- Et le rôle des médias dans ce combat?
A la fin des années 1970, les historiens ont organisé de nombreuses conférences internationales pour répondre aux propos des négationnistes. Mais ils ont été peu médiatisés. La presse préférait donner la parole à un intellectuel qui nie les chambres à gaz, c’est plus «intéressant». Ainsi en 1979, le négationniste français Robert Faurisson a-t-il pu publier un article entièrement libre dans «Le Monde»! Ça a été interprété par les négationnistes - qui, par ailleurs, cultivent la paranoïa en affirmant qu’on ne leur donne jamais la parole - comme une victoire.
De plus, on qualifie régulièrement Robert Faurisson d’historien. Il ne l’est pas! Il faut plus de vigilance. Les médias ont aussi cherché à confronter historiens et négationnistes au travers de débats. Or un astrologue ne discute pas avec un astronome. Il n’y a pas de possibilité de débats entre eux. Toutefois, les choses ont changé: la société médiatique a évolué. Les mises en procès contre les négationnistes ont accordé une place plus importante à l’historien.
- Qu’ont donc à gagner les négationnistes?
Leur combat est idéologique. Avec le génocide des juifs, on a des nazis qui entendent cacher leur crime. Un combat repris ensuite par les néonazis. Ils veulent déculpabiliser Hitler et le nazisme. Ils ont besoin de nier l’énorme machine d’extermination, en affirmant que les victimes juives sont moins nombreuses qu’on le dit; qu’elles sont mortes à cause des maladies, à cause de la guerre. Mais pas à cause des chambres à gaz. Ils prétendent que les juifs ayant survécu sont plus nombreux qu’on le croit. L’indemnisation qu’on leur a donnée en a fait des gens encore plus riches. On tombe dans un antisémitisme pur et dur. Puis dans l’antisionisme: Israël profite de ce mensonge pour imposer un Etat sur le dos des Palestiniens…
- A quel instant s’arrête la liberté d’expression?
Chaque pays a des lois différentes. Au Etats-Unis, la liberté d’expression est totale. Un négationniste a le droit de s’exprimer dans la presse sans pour autant risquer un procès. En Europe, un négationniste peut difficilement s’exprimer car il se heurte à des lois contre l’antisémitisme ou contre le négationnisme, imposées à partir des années 1990.
En Allemagne par exemple, depuis les années 1980, la loi est très vigilante par rapport au négationnisme. Il me semble que dès le moment où il y a offense à des déportés, à des familles de déportés, dès le moment où il y a antisémitisme, dès le moment où cela va entraîner une certaine violence dans la société, pourquoi ne pas appliquer la loi?
- Quels risques les thèses négationnistes font-elles peser sur la société?
Un négationniste ne détruira pas l’Histoire. Ce qu’il détruit, c’est la mémoire. Encore une fois, c’est une offense aux déportés, que l’on fait passer pour des menteurs, c’est un discours de haine. Ce qui peut conduire à la violence. C’est là qu’il faut faire attention, car il y a une influence sur les jeunes générations. Je remarque que depuis quelques années, les propos négationnistes prennent beaucoup plus d’ampleur.
J’interviens auprès de professeurs francophones de France et de Belgique à l’Ecole internationale pour l’étude de la Shoah à Yad Vashem: j’observe que certains enseignants se trouvent désarmés vis-à-vis des propos négationnistes de leurs étudiants. Ils se permettent plus aisément des propos antisémites. L’effet Dieudonné a beaucoup joué. Les professeurs sont de plus en plus désarçonnés. Ils ne savent pas comment répondre à une telle haine.
- Comment combattre le phénomène?
La meilleure façon reste l’enseignement. L’enseignement de l’Histoire bien évidemment, mais aussi l’enseignement du négationnisme: faire comprendre à ces jeunes qu’ils sont devant des personnes qui cultivent des liens avec des mouvements extrémistes. Et que cela menace le bien-vivre ensemble. Je crois également aux études comparées pour sensibiliser toutes les histoires. Par exemple: demander aux élèves d’origine algérienne comment ils réagiraient si on leur disait que la guerre d’Algérie n’a pas eu lieu.
- Quel est votre lien avec la Shoah?
Mon grand-père hongrois, Joseph Guttmann, était un ancien déporté. Effectivement, je pense qu’on ne peut pas s’intéresser à un sujet tel que le négationnisme sans avoir une histoire de famille à comprendre, à expliquer. Mon grand-père n’a jamais parlé de ce qu’il a vécu. Il a perdu sa première femme, ses parents, son premier fils dans les camps.
Mon travail en tant qu’historienne est une manière de défendre sa mémoire. Après des années sur le sujet, je suis comme un médecin qui voit du sang tous les jours. Je suis entièrement insensible aux propos négationnistes. Je les étudie comme un médecin va étudier un corps.

Le paradoxe

De nombreux intellectuels cultivent les thèses négationnistes. Impensable? «Un intellectuel n’est pas dénué d’idéologie, éclaire Stéphanie Share. Quant aux autres, sans idéologie, je pense qu’ils sont convaincus par leurs propos. Beaucoup de ces intellectuels sont aussi issus de mouvements de pensées comme le libertarianisme aux Etats-Unis, qui refuse la vision manichéenne de l’Histoire: il va dire qu’il y a autant de crimes commis par les alliés que par les nazis.» La plupart de ses membres sont historiens à la base. Certains vont peu à peu dévier vers le négationnisme et vers l’antisémitisme.
En France, on trouve le mouvement libertaire, d’ultra-gauche. Pour ce mouvement, l’opposition entre le fascisme et la démocratie, symbolisée par Auschwitz, est fictive. Il lui faut donc réduire ce support. «Dans la logique marxiste du mouvement libertaire, Auschwitz est un alibi pour rattacher les travailleurs à la démocratie, et les empêcher ainsi de faire la révolution», indique Stéphanie Share.
«Dans sa logique toujours, il est impossible que le capitaliste nazi ait tué une force de travail durant la guerre.» Ainsi, on est en présence d’un paradoxe qui réunit différents mouvements - de l’extrême gauche à l’extrême droite - dans un même refus. Le négationnisme s’est également installé dans les pays arabes. Depuis les années 2000, l’Iran apporte son soutien officiel au négationnisme.

Des déportés le disaient: «Ils ne me croiront pas!»

Comme l’Histoire, le génocide est complexe. Stéphanie Courouble Share se réfère à Catherine Coquio, professeure en France et présidente d’une association sur la recherche sur le génocide. «Elle analyse que chaque génocide a le même problème: écrire son histoire. Elle explique ainsi que tous les génocides deviennent des non-événements, puisqu’il y a la négation des témoins, la négation des criminels, la destruction des preuves.»
Pour Catherine Coquio, l’historien se retrouve dans des difficultés qu’il ne rencontre pas avec d’autres événements historiques. Il doit alors se rattacher au travail du juge, des procès qui s’ensuivent, pour établir sa lecture de l’histoire.
On peut appliquer ce phénomène au génocide juif. «Il y a de nombreuses difficultés à écrire l’histoire de ce génocide. Il y a des implications politiques, qui ne facilitent pas son historicisation. Surtout, comment croire à l’incroyable? Même les nazis le disaient: c’est tellement incroyable que personne ne vous croira», rappelle Stéphanie Share.
Et de citer le poète Yitzahak Katznelson, qui avait écrit en 1943, quelques mois avant sa mort dans le camp d’Auschwitz: «Ils ne croiront pas. Ils ne croiront pas que la nation d’Hitler a préparé et exécuté un massacre de sept millions d’âmes juives. Ils ne le croiront pas - et pire. Ils feront semblant de croire au grand mensonge que cette immonde nation a utilisé pendant la guerre: nous n’avons pas tué les juifs. Les juifs sont morts sur le chemin des camps de concentration. Ils sont morts parce qu’ils sont faibles […] Ils ont fabriqué ces terribles mensonges pour les oreilles des nations qui les ont combattus - comme une excuse, un prétexte, une autojustification.»
Propos reccueillis par Kessava Packiri